16 – Neiden > Vardø (km 5260 – km 5787)

Cet épisode commence à Neiden, petit village de Norvège, juste après la frontière finlandaise où nous avons passé quelques jours au camping pour recharger les batteries.

Jeudi 16 Juin, nous partons à l’assaut du Varanger. Les compteurs, enclenchés à Boidans (dans le diois) à la date du 10 Février, indiquent aujourd’hui 5300 km. Après l’équinoxe de printemps à Brême en famille et avec les oies sauvages, nous visons à présent le solstice d’été sur la région la plus septentrionale du parcours, dans un condensé de biotopes unique.

Le Varanger est la dernière des péninsules qui découpent la côte de la Norvège dans la mer de Barents. Le précieux biotope de toundra arctique, à l’intérieur des terres, accueille un grand nombre d’oiseaux pendant la période de reproduction. Une des particularités de cette péninsule réside dans le fait que le fjord est un des rares orientés à l’Est, et peu profond. Cela en fait une place de choix pour un grand nombres d’espèces, comme les canards arctiques, et les alcidés (famille des pingouins et apparentés). C’est une destination prisée par les ornithologues pour assister à l’hivernage des milliers d’eiders et autres espèces, et au printemps pour l’arrivée des migrateurs.

Nous sommes maintenant si proches d’une de nos plus importantes étapes du voyage que l’on oublie dans l’excitation la pluie, les 6 degrés du thermomètre, et les contingences téléphoniques (nous sommes privés de forfait depuis le 11 Juin). Nous sommes plus que parés pour affronter ces conditions, en « tenue danoise », la tenue de pluie intégrale qui avait fait ses preuves en Avril, dans les tempêtes de grêle et de neige sur la côte Ouest du Danemark.

Nous descendons le cours de la rivière Näätämöjoki (prononcer « nèhètèmeu-joki ») jusqu’à la franchir six kilomètres plus loin pour amorcer une montée jusqu’à un curieux bâtiment blanc qui domine la vallée. Bien trop couverts pour cette première côte, nous sommes soulagés d’y faire une pause et laissons nos vélos contre un banc de l’entrée. Notre curiosité d’architectes pour ce bâtiment contemporain, nous pousse à ouvrir la porte du musée des Samis. Nous y découvrons la riche culture de ce peuple : leur savoir-faire, l’artisanat, leur spiritualité, leur langue, etc. Après tant de pression extérieure sur leur territoire depuis le Moyen-âge, l’activité intense des missionnaires chrétiens à partir du 17ème siècle, et la progressive uniformisation culturelle venue d’ailleurs ; ce peuple autochtone ancestral est aujourd’hui réduit à peu de chose.

1- hameçons en os 2- graphie Sami 3- flotteur de filet de pêche en écorce de bouleau 4- pièces de jeu 5- récipient en écorce de bouleau 6- chronologie de la disparition du territoire Sami

On reprend les vélos l’esprit mitigé. Cette visite nous produit le même émerveillement que « Nunavik », une très belle exposition de 2016 à Grenoble, sur les inuits. Le fil de l’exposition termine malheureusement à l’identique : par le constat désolant de l’extinction culturelle, toujours pour les mêmes raisons. On progresse difficilement, coup de pédale après coup de pédale, avec le vent de face et le froid qui passe à travers les fermetures éclair. Nous prenons une pause sur une aire de repos où sont stationnés des ornithologues, longue-vue déployée, et gros objectif photo braqué sur un busard chassant en vol chaloupé sur les marais.

Plus loin, la route est creusée dans un granit noir brillant de pluie, à la façon d’une porte initiatique qui ouvre sur un nouveau monde. Nos yeux se remplissent des vastes étendues rocheuses et de plaines humides, bordées de montagnes aux flancs écroulés, où subsistent des névés et jaillissent des cascades. On trouve des similitudes avec les massifs de chez nous, les rennes remplaçant les vaches des alpages. Et au bout d’un virage, à l’horizon, nous apercevons les plateaux bleutés du Varanger…

Une Buse pattue vole en surplace au fond du fjord de Bugøy, notre premier contact avec la mer. Le terrain est escarpé et les surfaces enherbées et plates qui paraissent idéales pour bivouaquer sont en réalité des zones humides. Au terme de trois tentatives, dont une où Marine achève de tremper ses chaussures, nous plantons la tente au bord d’une piste, sur un élargissement en graviers à l’abri du vent, bien fatigués. La pluie tombe quelques instants plus tard, nous prenons le repas à l’intérieur et nous endormons comme des canards, la tête dans le duvet.

La fatigue de la veille prolonge notre sommeil jusqu’à 9h30. C’est rarissime dans notre rythme de cyclo-voyageurs, toujours prêts à décamper très tôt. Un pick-up s’arrête devant la tente, la vitre se baisse, et un homme s’y accoude : « Hey guys ! Where are you from ? ». Il s’esclaffe quand on lui répond qu’on est venus de France avec nos petits vélos. Il les montre du doigt, interloqué. « You-are-crazy ! » dit-il en détachant bien chaque mot. Il repart tout sourire en nous faisant un geste de la main dans son rétroviseur. Ce n’est pas la première fois qu’on nous prend pour des fous, mais ça nous amuse. Petits points sur la carte que nous sommes, nous traversons des prairies broutées par des troupeaux de rennes, et des chaos de blocs gigantesques. Du haut de l’un d’entre eux, nous distinguons de mieux en mieux notre futur terrain d’exploration. L’horizon est sombre mais les plateaux enneigés du Varanger s’en détachent dans cette faible lumière. Cascades, lacs, roches noires, végétation rabougrie caractérisent cette traversée. Le vent froid nous pousse vers un abribus pour reprendre des forces à la hauteur de la bifurcation qui mène à Bugøynes. L’abri a manifestement servi de pissotière… mais cela n’a pas d’importance. Sans nous en rendre compte, nous venons de franchir le symbolique 70ème degré de latitude Nord. On s’en souviendra !

On ne compte plus les bus et les caravanes qui ralentissent sur ce croisement, installés à même le sol sur une couverture de survie parsemée de notre bazar. Un des véhicules nous tape à l’oeil, c’est un camion kaki que nous retrouvons à l’aire de repos suivante. Gabriel s’avance, curieux, vers ce magnifique Iveco Magirus tout terrain, et entame la discussion avec le chauffeur. Il ne tarde pas à nous inviter à l’intérieur, sa femme prépare déjà deux cafés supplémentaires et des cookies. Nous passons une bonne heure en compagnie de ce couple de retraités allemands baroudeurs, dans la chaleur de l’habitacle, avec vue sur le fjord du Varanger et les élevages de saumons. Depuis qu’ils se connaissent, ils n’ont jamais perdu une occasion de passer leur vacances à voyager 4×4, surtout en Afrique. Cette rencontre nous remplit de joie et d’envies de nouveaux projets d’itinérance. Ils nous dépassent plus loin avec des klaxon d’encouragement dans une belle côte.

La route touche le fjord, dans la anse de Gandvik et nous roulons maintenant avec la mer à tribord. Nous apercevons les premiers Pygargues à queue blanche juste après. Que demander de plus comme signe de bienvenue, que cet énorme rapace emblématique de la Norvège ? Nous avons tout juste le temps d’arrêter nos vélos pour les photographier avant de les voir disparaître derrière le relief.

Pygargue à queue blanche
Pygargue à queue blanche

Pour ce soir, nous élisons domicile sur le versant Nord du fjord du Varanger en contrebas de la route à Sorbemejärvi, juste en face d’un petit îlot de granit rose. En scrutant l’autre rive, bien plus habitée, on essaie de repérer les points de passage à venir. Nous arrimons la tente avec la totalité des haubans par précaution, et le sommeil nous rattrape dans les claquements de toile. En pleine nuit (mais en plein jour), Marine se lève et observe les effets de lumière éblouissants à la surface de la mer. Les Harles bièvres et Eiders à duvet ont constitué un dortoir sur la berge abritée du petit îlot. Ils ont disparu le lendemain.

Samedi 18 Juin marque le moment où nous passons sur le versant Sud du fjord. Il fait froid et nuageux. Nous avançons doucement en raison d’arrêts photo fréquents (on devrait l’indiquer sur une plaque à l’arrière de nos vélos d’ailleurs !). Hirondelles de rivage, Mouettes pygmées, Huitriers pie dans le delta de la Nyelva puis brochette de pygargues quelques tours de roue plus loin… Un oiseau sombre se pose au sol et replie prestement ses ailes. C’est un Labbe parasite ! Nous stoppons nos montures pour tenter une approche discrète et rapporter des photos.

Labbe parasite
Labbe parasite

Petit détour de la route principale à Karlebotn où nous avons repéré un abri sur la carte. On y déjeune protégés du vent, tournant le dos à la plage dégagée par la marée. Plusieurs pygargues sont dressés sur les rochers et des Huitriers pie crient en vol au-dessus des maisons du village. Nous enchaînons avec la réserve de Varangerbotn, « au fond-du-fond » du fjord. Malheureusement, des travaux de terrassement en cours ne nous permettent pas de faire de belles observations si ce n’est un Combattant varié tout seul, et cinq pygargues posés au loin.

Pause ravitaillement dans la supérette du coin, au carrefour des routes du Cap Nord et celle du Varanger. Ce sont nos premières courses en Norvège, et les prix sont si élevés qu’on se demande bien combien de temps on arrivera à rester dans ce pays ! Les prix ont quasiment doublé par rapport à la Finlande. Nous franchissons officiellement le panneau « Varanger », non sans fierté, et gagnons une aire de repos tout confort pour la nuit. Nous plantons la tente en contrebas, le plus discrètement possible et observons à marée basse, un couple d’Huitriers pie suivis de leur progéniture tout en duvet. Les adultes déposent de petits mollusques devant les petits qui se précipitent pour les avaler. Les parents sont en alerte au moindre dérangement : les Goélands, les chiens, les promeneurs, les pêcheurs du soir.

Huitriers pie

Le lendemain, à marée haute, les adultes sont toujours là. On est rassurés de voir les deux petits sortir leur tête des cailloux quelques instants plus tard. Au moment de reprendre la route, il commence à pleuvoir : on refait chauffer de l’eau, bien à l’abri. Un 4×4 Defender s’arrête sur le parking. Un couple en sort rapidement, avec un chien en laisse. Il vient directement vers nous, la queue battante. « Elle veut juste dire bonjour », semble s’excuser sa maîtresse ». « Aucun problème ! ». La chienne est aussitôt libérée et nous nous retrouvons avec une adorable « Nala » dans les pattes. Nous rentrons ainsi en contact avec Hege, et son compagnon Sidney avec qui nous prolongeons longuement notre café en parlant de nos projets de voyage respectifs. Nous passons un excellent moment en leur compagnie puis nous les retrouvons plus tard devant l’église de Nesseby, située sur une presqu’île qui se trouve être une petite réserve naturelle. Une étrange ossature est dressée sur le bord de la baie. On remarquera ces séchoirs à poissons, tout au long de l’unique route du Varanger.

Les vélos chargés intriguent les visiteurs : un norvégien très enthousiaste, un couple de hollandais à qui Marine fait une petite initiation ornithologique, et des alsaciens naturalistes venus en camping-car. C’est la première journée où l’on discute avec autant de monde, la saison commence. Une heure plus tard, nous partons explorer la réserve. Le crachin ne nous empêche pas de l’arpenter à pied et d’observer à la longue-vue les oiseaux à marée basse : une vingtaine de Barges rousses, des Tadornes de Belon, des Grands gravelots, des Eiders à duvet… le temps s’est légèrement amélioré mais l’on s’est refroidis pendant le pique-nique. Dans ces cas-là, la meilleure chose à faire est de pédaler.

On roule jusqu’à notre prochain lieu pour la nuit. Mais la réserve de Mortensnes est interdite aux campeurs, et pour cause, c’est un ancien établissement des Samis, sanctuarisé en musée en plein air. Il faut donc pousser un peu plus loin. Ce qui semble être une ancienne aire de repos reconquise par la végétation, condamnée aux voitures par de gros fossés, fait parfaitement l’affaire. Elle est surplombée par des mégalithes posés en équilibre tels des dolmens. On s’en rapproche, en marchant sur des débris de pierre effrités qui crissent comme de la vaisselle cassée sous nos pas. Marine se perche sur le plus gros bloc. La vue donne le vertige, au-dessus d’une falaise qui tombe à pic dans la mer. Au moment de « dîner » (c’est un grand mot quand on parle de couscous-pois chiches-sauce curry dans des gamelles en inox), nous entendons le chant d’une drôle de grive. Inspection aux jumelles, c’est un Merle à plastron ! Il se repose plusieurs fois sur le même arbuste, ce qui nous décide à faire un petit affût photo derrière un caillou, non concluant. C’est une espèce de merle avec un croissant blanc sur la poitrine, que l’on observe chez nous en montagne.

Réveil dans les nuages par dix petits degrés au-dessus de zéro. Les moustiques attaquent quand même, précipitant notre départ en direction de Vadsø. Nous faisons une halte de repérage dans un camping où nous prévoyons de nous replier au cas où la grosse pluie annoncée dans quelques jours se confirmerait. Pause ravitaillement où les prix sont moins prohibitifs qu’à l’entrée du fjord, ouf ! A la sortie du supermarché un cycliste norvégien nous aborde. Visage émacié, iris glacial, large sourire. Nous faisons la connaissance avec l’organisateur de Offroad Finnmark, la plus grande course de VTT au monde. 700 km d’une traite (avec deux longues pauses obligatoires néanmoins), dans une région montagneuse tout au Nord de la Norvège. Avis aux fous de VTT (on pense à Simon d’Espinasse !), les inscriptions sont ouvertes. « Vous pourriez y arriver, bien sûr, mais pas dans les temps ! » nous lance-t-il, amusé. Les premiers y parviennent en une soixantaine d’heures. On ne tiendrait pas longtemps avec nos vélos Décathlon des années 90 qui supportent déjà mal les pistes suédoises…

Nous revenons du magasin avec les pâtisseries à la crème que nous avions tant appréciées lors d’un précédent voyage en Norvège (de Oslo à Bergen à vélo en 2018). Est-ce qu’on irait pas faire « fika » avec ça à l’observatoire du port de Vadsø, au bout de la jetée ? Nous avons gardé de la Suède cette habitude qui consiste à partager dans l’après-midi un instant gâteau-café pour discuter. A vrai dire, on préfère se donner plusieurs occasions dans une même journée : c’est le principe du Multi-Fika.

Nous poursuivons la route en direction de Ekkerøy, que nous voulons visiter le lendemain car une belle journée de soleil est annoncée pour le solstice d’été. On pédale plus que prévu car les possibilités de bivouac sont rares. Les abords sont escarpés, les champs sont clôturés. On effraie les moutons, de plus en plus nombreux près de la route. Ils ne bougent pas quand une voiture passe, en revanche, les vélos inquiètent immédiatement les brebis et leurs agneaux puis déguerpissent dans un mouvement de panique collectif. Première tentative infructueuse sur des pâtures jonchées d’énormes bosses d’herbe, deuxième tentative au pied d’un tas de cailloux pas très engageant, puis une troisième sur une terrasse naturelle où les sardines ne s’enfoncent pas d’un pouce. Nous trouvons finalement le lieu idéal, en balcon sur la mer. Contre une petite falaise aux strates bien dessinées et sur un tapis d’empetrum dont les fruits noirs tâchent les genoux au moment de planter la tente. Marine descend remplir une bouteille dans le plan d’eau en contrebas. Un Grand gravelot s’approche d’elle avec des cris d’alarme. Elle rebrousse chemin, les petits ne doivent pas être loin pour qu’il s’agite comme cela.

21 Juin, jour du solstice d’été, il fait très beau. Nous sommes assis au soleil près de la tente, et des cris de Chevalier gambette se rapprochent. On les entendait hier près du petit plan d’eau de l’autre côté de la route. Quelques instants plus tard, les cris sont plus forts et nous voyons surgir la tête de deux échassiers du caillou contre lequel nous avions trouvé un pare-vent. On se fige, le mug de café fumant à la main, et ne sachant que faire. Prendre l’appareil photo et risquer de les faire fuir, ou bien rester immobiles ? On laisse passer le couple devant nous. Ils traversent la piste et rejoignent tranquillement la petite falaise tout en poussant continuellement des cris. Gabriel va chercher en gestes lents l’appareil photo resté à l’intérieur, et se poste derrière un bloc de pierre. Aux cris des adultes répondent de timides sifflements. Ils ont des poussins ! Deux minuscules boules de duvet ternes courent maladroitement en direction de leurs parents. On comprend que les adultes les guident par leurs cris pour les emmener quelque part. Ils obéissent avec application, et franchissent difficilement les obstacles que les adultes enjambent de leurs longues pattes orange vif. Ceux-ci s’envolent en quelques coups d’ailes en haut de la petite falaise, cinq ou six mètres plus haut. Ils continuent de crier du haut de la corniche et les petits commencent alors une escalade ambitieuse.

On les voit glisser sur les cailloux, tomber, rouler pattes en l’air et recommencer assidûment. Les adultes redescendent régulièrement comme pour les encourager puis se perchent de nouveau en criant au-dessus d’eux. « Ils ne vont jamais y arriver », souffle Gabriel en se retournant vers Marine. On a envie de leur indiquer un passage bien plus simple, là-bas, à gauche : la petite falaise se réduit jusqu’au sol dans le virage de la piste, une dizaine de mètres plus loin. La scène se répète plusieurs fois, jusqu’à ce que les parents changent d’itinéraire, ils partent sur la droite où la falaise est encore plus haute et raide. Ce n’est qu’au bout d’une bonne heure, qu’ils finissent par trouver le bon passage et les cris disparaissent derrière le relief.

C’est souvent le matin au sortir de la tente, que les observations les plus belles ont lieu. Nous sommes discrets, silencieux, et la tente ressemble à un gros caillou parmi d’autres. Pour la plupart des photos d’oiseaux, surtout les passereaux (petits oiseaux de la taille d’un moineau), nous attendons qu’ils se rapprochent plutôt que d’aller vers eux. Nous les photographions à cinq ou six pas de distance, sans camouflage, généralement assis par terre au moment des repas. On quitte ce bivouac plein de gratitude pour cette famille de Chevaliers gambettes, à qui l’on souhaite de faire une belle migration de retour vers le Sud !

La réserve de Ekkerøy est à moins de dix kilomètres. Nous atteignons la presqu’île par une longue langue de sable blanc, protégeant au Sud une anse à l’eau turquoise. Les familles d’Eiders à duvet avec leurs petits, les Harles bièvres et les Sternes arctiques sont les premiers oiseaux à nous accueillir dans ce petit port. Nous laissons les vélos à l’entrée de la réserve, n’emportant avec nous que nos paires de jumelles, la longue-vue, l’enregistreur sonore et l’appareil photo. Même si la falaise n’est qu’à six cents mètres, on a toujours une petite appréhension lorsque l’on abandonne nos vélos sans surveillance.

La rumeur de la colonie de Mouettes tridactyles nous parvient avec le vent, puis l’odeur de poisson mêlée aux fientes nous saute aux narines, « ça fait partie du jeu ! » nous dit quelqu’un qui revient du pied de la falaise en faisant mine de se pincer le nez. On s’avance à notre tour, et levons la tête ébahis. « Combien de milliers ? ». Des dizaines de milliers d’oiseaux accrochés à la falaise voltigent au-dessus de nos têtes dans un tumulte assourdissant. C’est presque intimidant, on se sent étrangers au pied de leur ville à étages.

On reconnaît les nids les plus anciens aux strates de nouveaux matériaux apportés aux nidifications successives. En effet les Mouettes tridactyles sont des oiseaux très fidèles à leur nid, qu’elles réutilisent et entretiennent de saison en saison. Les nids deviennent parfois si hauts, qu’ils tombent, et tout est à refaire. Elles préfèrent d’ailleurs dans ce cas s’approprier celui d’un autre couple, ce qui provoque des bagarres. La plupart des nids contiennent des poussins tout en duvet gris, l’air penaud. Certains battent des ailes et commencent à prendre beaucoup de place dans cette cuvette d’herbes, de terre et d’algues sèches. Gabriel en voit tomber un sous ses yeux. Dans sa chute, il cogne les roches, roule et se retrouve quasiment à ses pieds. La petite boule grise met un certain temps pour recouvrer ses esprits, et se met immédiatement en quête d’un abri dans un trou à l’ombre. Les poussins sont nidicoles, c’est à dire qu’il restent au nid jusqu’à devenir autonome. Les parents le nourriront-ils en dehors du nid qu’il ne retrouvera plus jamais ? Ou terminera-t-il dans le bec d’un Faucon de gerfaut ? Cette question préoccupe encore Gabriel quelques jours plus tard.

Quelques Guillemots de Troïl sont visibles au large dans la longue-vue, on verra sûrement beaucoup de ces petits alcidés (famille des pingouins) noir et blanc plus tard.

Sur le retour, séance photo où Gabriel se fait intimider par une sterne qui vient voler à un mètre au-dessus de son casque de vélo. Il était pourtant resté sur la chaussée où passent les voitures. Elle n’a pas dû apprécier la tenue de cycliste. Les photos sont floues mais explicites…

Le mauvais temps se confirme pour demain, nous décidons d’un repli au camping, une trentaine de kilomètres en arrière. On expédie cette portion déjà traversée, sans pause, avec le vent dans le dos.

Nous passons la journée du Mercredi à nous reposer et laisser passer le gros épisode pluvieux. Marine fait tout de même une petite virée à vélo jusqu’au phare du port, à l’observatoire de la rivière juste à côté, puis en haut du village pour observer les oiseaux en fin de journée. Vestre Jakobselv est à la limite de la dernière zone de forêt du Varanger, avant les côtes rocailleuses et la toundra arctique, dernière « chance » pour observer des pics mais sans succès.

Jeudi 23 Juin, nous sommes réveillés tôt car la chaleur dans la tente est vite insupportable. On s’installe deux chaises devant la laverie pour prendre le petit déjeuner. C’est un lieu de passage stratégique où nous faisons de belles rencontres. Un homme moustachu aux yeux clairs remplit la cuve de son camping-car: c’est un retraité belge qui vient ici depuis quarante ans pour pêcher le saumon à la mouche, en été. Il nous apprend énormément de choses sur cette pratique et son contexte : parasites, maladies, problèmes dus aux espèces introduites, inconvénients de l’élevage, techniques de pêche, désinfection du matériel, déclarations de capture, réglementation juridique… Les règles sont très strictes : il faut s’acquitter à la journée un « permis de pêcher » d’environ trente euros, une redevance qui permet de capturer un saumon pas plus, dans un maximum de quatre par saison en respectant des critères de genre et de taille bien précis (faute de quoi ils doivent être relâchés). Le Saumon atlantique Salmo salar, est une espèce sauvage « anadrome », un joli mot pour désigner le fait qu’il passe une partie de sa vie dans l’eau de mer, et vient se reproduire dans l’eau douce des rivières qu’ils remontent jusqu’à leur lieu de naissance. Une migration aller-retour de plusieurs milliers de kilomètres, fascinante, autant que celle des oiseaux !

Il achève de remplir ses réservoirs et nous invite à le rejoindre dans l’après-midi à la rivière pour nous montrer la pêche à la mouche. Il manœuvre avec son camping-car pour faire demi-tour, le stoppe puis ressort et revient vers nous. Il nous tend des chocolats belges et des filets préparés et congelés, du lieu noir, pêché quelques jours plus tôt au phare du village.

Nous prolongeons le café au soleil en attendant que la lessive se termine. Arrive un magnifique 4×4 d’exploration blanc, que nous avions déjà aperçu la veille. Tiens, une plaque d’immatriculation française… Gabriel aborde le conducteur qui sort de la réception du camping. Nous discutons avec Jean-Marc, photographe naturaliste, fin connaisseur du Varanger et de son avifaune, et échangeons sur les oiseaux observés et les coins les plus propices à l’observation de telle ou telle espèce. Il nous propose de nous emmener voir des Chouettes épervières cet après-midi. Nous déjeunons rapidement sur le pouce et nous préparons pour partir en excursion avec lui.

C’est leur cris qui nous aident à les localiser dans un premier temps. Ce sont des jeunes, perchés sur des branches et qui attendent le ravitaillement par un adulte. Un des petits tient dans ses serres un rongeur ensanglanté, on distingue qu’il en a même sur le bec. L’adulte ne tarde pas à faire une apparition. Notre présence n’a pas l’air de les inquiéter. Nous faisons de très belles observations, « Comme en plein documentaire animalier !».

De retour au camping, nous enfourchons de nouveau les vélos pour partir cette fois en direction de la rivière et tenter de retrouver notre bienfaiteur belge. Sur ses conseils, nous remontons le cours d’eau à pied jusqu’aux échelles à saumon, des aménagements artificiels qui les aident à franchir les ressauts difficiles, et faciliter ainsi leur reproduction. Nous luttons contre les moustiques dans ces sous bois de bouleaux et de fougères vert fluo. Les Bergeronnettes grises font des provisions d’insectes chassés au dessus de l’eau pour rassasier leur nichée. Les Gobemouches gris se lancent aussi dans le vide pour en attraper et retournent à leur poste dans le talus. Deux Buses pattues semblent ne pas tolérer notre présence car elles viennent cercler au-dessus de nous depuis l’autre rive. Nous faisons demi-tour.

Le pêcheur Belge (nous n’avons malheureusement pas échangé nos prénoms) se trouve dans le delta de la rivière, à l’endroit où elle s’élargit sur des bancs de graviers peu profonds. Il est dans l’eau jusqu’aux genoux, lançant régulièrement dans un geste souple la « mouche » fixée au bout du fil de soie. « Les saumons ne gobent pas la mouche par faim, car ils jeûnent pendant leur effort, mais plutôt par agressivité », nous avait-il appris le matin-même. Nous échangeons du haut de la berge mais il faut mettre les mains en porte-voix pour se comprendre. Soudain, « Hop, ça mord ! Vous me portez chance, c’est un gros !». Commence alors une lutte d’un bon quart d’heure pour remonter la ligne et le rapprocher de lui tout doucement. «C’est un gros ! » répète-t-il plusieurs fois, la canne courbée par le poids et la puissance du poisson. La scène arrête des curieux qui tentent comme nous d’essayer de voir à quoi ressemble le spécimen. On ne distingue que quelques reflets dans l’eau sombre. Le pêcheur parvient à l’amener jusqu’à ses pieds, il s’accroupit pour inspecter sa prise, aussi longue que sa cuisse, et la relâche aussitôt en ayant pris soin de lui retirer l’hameçon de la joue. Le pêcheur reprend son souffle, épuisé, les bras tendus en appui sur les genoux fléchis. Le poisson pèse une quinzaine de kilos d’après lui, et plus de 70 cm de long, taille au-delà de laquelle ils doivent être remis en liberté. « J’aurais préféré qu’il se défasse tout seul. S’il avait été plus petit, je vous en aurais bien donné une part ! Vous m’avez porté chance pour ma première sortie de la saison, Merci ! ».

Quelle journée !

Vers 22 heures un grand bûcher est enflammé sur la place du camping, c’est le jour de la « midsommar », la fête de l’été en Scandinavie.

Vendredi 24 Juin, le feu fume encore. Carole et et Élie, deux ornithologues français rencontrés au camping, nous font part de leur excursion à Hornøya, la petite île en face de Vardø, où nous avons hâte d’aller. Une autre cycliste, Kirsten, est aussi sur le départ. Nous la retrouvons sur la route quelques kilomètres plus loin, après de multiples pauses. La première à la sortie du village pour un Phragmite des joncs, la deuxième pour remplir notre réservoir d’essence (pour le réchaud), et la troisième pour un gros ravitaillement en vue d’organiser la fin du séjour.

Phragmite des joncs

Nous prévoyons cette fois-ci assez précisément nos étapes, en fonction des prévisions météo et des vents annoncés, afin de mettre toutes les chances de notre côtés pour de bonnes conditions lors de la visite d’Hornøya. En chemin, nous nous arrêtons sur un étang recommandé par Jean-Marc pour observer les Phalaropes à bec étroits. D’adorables petits oiseaux tournant sur eux-mêmes en quête d’insectes à la surface de l’eau. Mais que fait donc cet homme en combinaison complète dans l’eau glaciale au milieu des oiseaux ? Les Phalaropes à bec étroit ne semblent pas lui prêter attention tant ses gestes sont lents pour rentrer dans l’eau. Il est ensuite quasiment immobile pour les capturer en photo. Nous n’étions pas aussi proches que lui pour les observer mais assez pour apprécier leur profil délicat.

En fin d’après-midi, nous atteignons un endroit dans la toundra recommandé à distance par Laurent M. et dont le potentiel est confirmé par Jean-Marc. Nous devrions avoir de bonnes chances d’y voir des Labbes à longue-queue. Pour y accéder, nous empruntons une piste, assez raide pour qu’elle nous oblige à pousser les vélos. Elle mène sur un plateau dégagé à la végétation rase, typique de la toundra. Quelques bouleaux nains torsadés subsistent cependant, aux abords d’un premier étang où nous installons la longue-vue. Le vent fort ne nous épargne pas pour autant les moustiques. Nous observons un couple de Macreuses noires, et un autre d’Hareldes boréales. Quelques phalaropes barbotent dans les branchages immergés. Elles picorent d’invisibles insectes à la surface de l’écorce.

Nous poursuivons plus loin sur la piste, au-delà du plan d’eau, pour chercher un bivouac à l’abri du vent. Quelques enrochements saillants constitueront nos pare-vents pour la nuit. Les sardines ne s’enfoncent pas beaucoup mais l’on parvient à les insérer de biais, quasiment à l’horizontale, entre les racines des bouleaux rampants, à la manière d’une aiguille dans une étoffe. Le ciel se charge de nuages sombres et les effets de lumière qui apparaissent au moindre rayon sont magnifiques. Marine s’éloigne du campement pour mieux observer les Labbes parasites en contrebas. L’un d’entre eux au sol, se relève inquiet et mime une aile cassée, une stratégie pour attirer le prédateur loin de sa nichée. C’est un signe que Marine est trop proche, elle revient lentement sur ses pas. Deux Tournepierres à collier poursuivent un Labbe parasite de forme claire, de la même espèce que le sombre mais présentant un plumage bicolore contrasté. Les Traquets motteux s’agitent et quatre Hareldes boréales passent furtivement dans l’air pour changer de plan d’eau. Le soir, une grosse averse nous contraint à manger dans la tente. Dans la nuit, un Hibou des marais file au dessus de la toundra dans un vol ample et silencieux. Le lagopède des saules fait retentir son toussotement dans notre sommeil.

Samedi 25 Juin. Nous savourons le petit déjeuner dans ce coin sauvage. Les labbes fendent l’air au-dessus de nos têtes. Deux d’entre eux présentent une queue bien plus longue que celle des Labbes parasite. « Les Labbes à longue-queue ! ». Nous n’en verront pas plus que cette apparition… Dommage, nous n’avons même pas le temps de mettre les jumelles dessus.

Nous retournons au plan d’eau de la veille, qui reflète cette fois-ci un ciel bleu éclatant lavé de tout nuage. Les phalaropes sont toujours là, et un nouvel oiseau vient d’arriver. Il plonge et refait surface tout près de nous. C’est un Plongeon catmarin, son plumage est remarquable : des stries noires et blanches très graphiques et fines dans la nuque, et une gorge rubis sous le bec. Il a un port de tête bien différent du Plongeon arctique que nous avions beaucoup observé en Suède. Il secoue la tête, gêné par les insectes et replonge.

Nous reprenons notre chemin et observons un beau mâle de Bruant lapon, occupé à collecter des insectes dans son bec. Nous retrouvons l’asphalte et filons plein Nord, sur une portion que l’on appelle « la route à Pygargues », faute de retenir les noms des lieux dits. Nous déjeunons près d’un pont enjambant une rivière se déversant dans le fjord. Les bancs de sables sont parcourus de Grands gravelots, Bécasseaux variables et Bécasseaux de Temminck, de petits limicoles. L’après-midi le paysage change, tout en roches, falaises, névés et végétation rare. Gabriel y trouve des similitudes avec certains paysages islandais. Nous sommes suivis par un convoi de camping-cars, que nous laissons passer au moment de bifurquer à gauche pour emprunter une autre piste qui s’enfonce vers l’intérieur des terres. On en compte quinze à la suite !

Jean-Marc nous a recommandé un secteur, en frontière du parc national où des Barges rousses nichent. Nous faisons plusieurs pauses pour scanner aux jumelles les endroits propices. Un point roux sur fond de pierrier gris nous confirme que nous sommes au bon endroit. Mais comment le voir de plus près ? Nous tentons une approche en contournant largement la zone et utilisons la topographie du terrain pour ne pas se faire repérer. Raté, nous sommes démasqués ! L’oiseau vient à nous alors que nous sommes encore à une bonne centaine de mètres de son habitat. Nous sommes assis, immobiles, et chose étonnante, ce mâle de Barge rousse se rapproche encore ! Une belle séance d’observation que nous écourtons, car il est manifestement dérangé par notre présence.

Nous montons le camp plus loin, après avoir étudié la direction du vent et consulté les prévisions. Pendant que Marine part jusqu’à l’entrée du Parc, Gabriel arpente les talus enneigés pour prendre en photo des Sizerins flammés (ou blanchâtres ? l’identification n’est pas facile), des Pluviers dorés, et un mâle de Bruant lapon qui s’est posé juste devant lui, le temps d’une rafale.

La quantité de moustiques qui apparaît soudainement nous fait innover dans les stratégies de protection : on décide de manger en marchant ! On referme la tente et on entend quelque part les Bécassines des marais et la Bécassine sourde.

Vers deux heures du matin, le vent fait claquer le double-toit si fort que nous sommes réveillés en sursaut. Le vent a basculé et la tente est très mal orientée pour résister au vent. Gabriel replace et tend le haubanage mais ce n’est pas suffisant : les arceaux subissent une flexion dangereuse. Nous consultons inquiets les prévisions météo (et même la fiche technique de la tente, sur le site de Decathlon). Aucune de ces informations n’est rassurante. Marine se rendort tout de même, Gabriel veille et finit par la réveiller à trois heures. « Il faut démonter la tente, on ne peut pas risquer de casser les arceaux ! ». Marine grommelle quelque chose mais s’exécute, les yeux gonflés de sommeil. On comprime nos affaires rapidement dans les sacoches, et démontons notre maison, en faisant appel à la notion de voile « au vent / sous le vent », pour tirer des avantages du vent dans les manœuvres. Les rafales nous poussent sans que nous ayons besoin de pédaler sur la piste de graviers, même sur du faux-plat. Nous prenons quand même le temps de photographier un Courlis corlieu avant de rejoindre un abri.

Courlis corlieu

Nous trouvons refuge contre une cabane. Le soleil est déjà haut. Il y a du vent sur les quatre façades. S’il avait fait moins froid, nous serions bien restés assis à terminer notre nuit. Nous délibérons rapidement : il faut pédaler pour se réchauffer ! Un Lagopède des saules décolle à notre passage dans la descente. Le vent nous vient de babord, et c’est justement la direction que l’on doit prendre… On lutte pour arriver, dix kilomètres plus loin, à un abri bus parfaitement orienté. Marine s’endort. Le vent se calme à peine, mais nous devons respecter notre planning serré, il faut repartir. Quelques limicoles égayent notre progression dans ces éléments contraires : des Chevaliers gambettes (très communs et bruyants), des Chevaliers sylvains (plus discrets), et des Combattants variés (un vol de plusieurs mâles et un jeune posé). Nous arrivons épuisés au port de Kiberg où un bel observatoire en bois nous attend. Nous avons tout le loisir d’y observer les Mouettes tridactyles nichant sur les fenêtres des bâtiments portuaires désaffectés, et un couple de Barges rousses dans le sable. En fin de journée, après une côte éprouvante, nous faisons une autre visite « archi » dans un nouvel observatoire des mêmes architectes que le précédent, cette fois-ci en belvédère sur Vardø.

Lundi 27 Juin. Nous préparons notre équipement en vue de rejoindre Vardø. Gilet fluo et phares, pour affronter le tunnel sous-marin de trois kilomètres de long, qui relie l’île au continent. Un boyau sombre, glacial et humide, qui vous emmène 88 mètres sous le niveau de la mer, dans un vrombissement de turbines de ventilation effrayant. Une expérience terrifiante en vélo, aussitôt oubliée, car on tombe sous le charme de cette ville particulièrement photogénique.

Nous n’avons pas prévu de nous attarder mais nous discutons un moment avec Kirsten que nous retrouvons devant l’office du tourisme à côté de son vélo, et un ancien coureur cycliste normand à qui on détaille notre équipement et notre mode d’itinérance. Nous partons vite faire les provisions dont nous avons besoin pour les deux jours suivants. Les sacoches bien remplies, nous reprenons le tunnel : un kilomètre et demi en descente, et autant en montée bien raide. Heureusement pour nous qu’il n’est pas très fréquenté. Nous prenons la direction de Hamninberg, le dernier village du bout de la route du Varanger. Le vent est dans notre dos cette fois-ci, les kilomètres sont moins éprouvants que la veille.

Les paysages sont de plus en plus beaux. L’unique itinéraire côtier traverse des paysages minéraux fabuleux. C’est impressionnant. Arrivée « au bout du monde » en milieu d’après-midi malgré nos pauses photos très fréquentes et le relief accidenté. Nous sommes maintenant au point le plus septentrional de notre parcours. « Ouais !!! » On fête ça avec un fika au bunker délabré de la pointe d’Hamninberg.

Le vent du Sud est annoncé pour demain, on l’aura en pleine face pour revenir à Vardø… C’est pourquoi nous ne nous attardons pas longtemps et repartons dans l’autre sens pour bivouaquer à mi-chemin. « Pause ornitho ! » décrète Marine quelques kilomètres plus loin. Un pipit s’est posé sur les cailloux clairs du bord de la route. C’est un Pipit à gorge rousse, sans doute une femelle, une chenille dans le bec.

On hésite à s’arrêter près de la réserve de Sandfjord repérée à l’aller, mais nous la dépassons, dans l’idée de réduire notre étape du lendemain. C’était peut-être une erreur, car le prochain terrain propice ne sera trouvé qu’au 87ème kilomètre de la journée, le double de ce qu’on pensait faire. Malgré tout, ce petit replat au pied d’un abri sous roche ne manque pas de charme. Il fait entre six et sept degrés, Marine claque des dents en plantant la tente, il faut se préparer quelque chose de chaud. Pas de bol, le réchaud ne s’allume pas… on mange froid, dépités et fatigués. On s’endort d’un coup avec le ressac.

Mardi 28 Juin. Lever devant la mer. On a eu du mal à le trouver ce bivouac, alors on en profite ce matin. Pause lessive dans le torrent juste après. Le vent est très fort de face, mais nous ne le subissons pas autant qu’hier, cela nous permet au contraire de progresser lentement et mieux observer des Pluviers dorés et des Bécasseaux variables.

Nous déjeunons à l’abri de la réserve naturelle (encore un joli projet des architectes de Biotope) et profitons de l’endroit pour nettoyer à fond le réchaud. Au terme d’une heure de démontage, inspection et nettoyage. il remarche comme neuf. Il fait le bruit d’une fusée prête à décoller et chauffe rapidement l’eau du café que l’on a pas pu prendre ce matin. Nous n’avons pas d’autre objectif aujourd’hui que celui de rejoindre Vardø ce soir, afin d’être sur place pour embarquer vers Hornøya à neuf heures le lendemain. Après un arrêt dans le port de Svartnes sur le continent à scruter les laridés, le passage du tunnel est maintenant une simple formalité. On prend le temps de flâner autour du port et de prendre quelques photos avec la lumière du soir : lumière crue, fresques sur les murs, vieux chalutiers, bâtiments à l’abandon…

Mercredi 29 Juin, journée chaude. Trop chaude. On a pas fait 5700 kilomètres vers le Nord pour retrouver des canicules, non mais. On embarque en T-shirt sur la navette d’Hornøya, laissant nos vélos chargés sur le quai. La traversée dure une dizaine de minutes jusqu’au ponton au pied d’une grande falaise dans l’ombre. Nos yeux s’habituent à mesure que l’on approche, pour distinguer dans la roche les silhouettes des milliers de Guillemots entassés. L’odeur et le vacarme de la colonie sont saisissants. Ça vole dans tous les sens entre la mer et la falaise dans un joyeux festival. Les Guillemots de Troïl s’élancent toutes pattes dehors vers l’eau. Les Macareux moines sortent la tête de leur terrier avec leur petit air timide. Les Cormorans huppés claquent du bec à notre passage. Les Pingouins torda se dorent paisiblement au soleil. Des quantités de Mouettes tridactyles nous regardent de haut. Quelques Guillemots de Brunnich, ont élu domicile tout en haut sur la corniche. Les photographes dégainent leur grand téléobjectif, ne sachant plus où donner de la tête. Comme nous. On se sent complètement submergés, étrangers, presque oppressés par la proximité avec autant d’oiseaux. Un Cormoran huppé nichant sous l’escalier d’accès à la partie haute de l’île pince toutes les chaussures qui se présentent devant son nid. Le pauvre, il n’a pas choisi le meilleur endroit. La falaise passe progressivement au soleil, et là c’est le coup de chaud. Notre seul refuge à l’ombre est le phare, au sommet de l’île où nous nous rafraîchissons avant de redescendre lentement, de pause photo en pause photo, jusqu’au ponton.

Nous repartons d’Hornøya des oiseaux pleins la tête. Un peu plus, et l’on faisait une indigestion de guillemots.

A notre retour, nos vélos sur le quais attirent les curieux. On discute longtemps avec un père et son fils venus de Suisse, particulièrement admiratifs de notre aventure. Au moment de rejoindre notre bivouac, nous rencontrons Hannu, un « bike birder » finlandais. C’est ainsi que l’on désigne les ornithos à vélo. Hannu s’est lancé un défi de « Green list » : observer un maximum d’espèces d’oiseaux sans utiliser de moteur pour se déplacer. Il est venu jusqu’à Vardø depuis le Sud de la Finlande. Lui aussi a cherché la fameuse Mouette de Ross dans le port, sans succès. Cette mouette de Sibérie, rare visiteuse sur ces côtes, a été aperçue quelques jours auparavant et la rumeur s’est rapidement étendue à tous les ornithologues du coin. On échange nos coordonnées et on lui souhaite bonne continuation en enfourchant nos vélos. Une minute plus tard, il nous siffle et fait signe de revenir. « Il y a un Grand labbe dans le port, venez voir ! ». Ce qui ressemble à un énorme bébé goéland marron dans le bassin du port est en effet un spécimen du plus grand des labbes. En arrière plan, deux jeunes filles en maillot de bain sautent dans l’eau du port. Nous, on est en doudoune, et on commence à se refroidir sérieusement. Quel est donc le secret du métabolisme des norvégiens ?

Comme la veille, nous élisons domicile près du parking d’une des pointes Nord de la ville. On prend bien soin d’orienter la tente correctement en fonction des prévisions de vent. C’est notre dernière nuit sur les terres du Varanger.

Notre nuit est interrompue par la bascule de vent annoncée vers deux heures du matin. On se réveille et constatons que la tente est bien arrimée. On se rendort.

La seule contrainte en cette journée du 30 Juin est de faire un ravitaillement avant d’embarquer à 17h00 à bord du bateau de croisière Hurtigruten qui nous téléportera sur la côte Ouest de la Norvège, au Sud de Tromsø. Nous tenons également à faire la visite du mémorial de Steilneset, collaboration entre Louise Bourgeois et Peter Zumthor. On devrait arriver à caser tout cela dans une journée sans pédalage. Direction le port, qui est devenu notre QG, pour prendre notre petit déjeuner devant l’office du tourisme. Notre idée initiale était d’arriver tôt pour y prendre un douche (on n’en a pas pris depuis une semaine) mais il y a déjà de l’attente et on apprend qu’elle coûte pas moins de cinq euros par personne. Tant pis, on attendra ce soir dans le bateau. On reprend place sur notre banc avec un thermos d’eau chaude. Le brouillard fait disparaître le clocher et les radars sphériques de l’île dans la pâleur du ciel. Au loin arrive un drôle de personnage à la démarche nonchalante : tongues, jeans, les bras dénudés dépassant d’une fine veste sans manche, bouclettes longues grisonnantes sous un chapeau de cowboy avec des plumes épinglées, appareil photo sur l’épaule. On a pourtant bien perdu vingt degrés par rapport à hier.

Il passe devant nous et va s’accroupir au milieu des sternes en alerte qui volent autour de lui. On croise son regard quand il revient. On le salue brièvement et il répond en espagnol : « Je ne comprends rien ici, je ne parle pas l’anglais ! ». Marine poursuit dans sa langue et son visage s’illumine. Il met une main à plat sur son cœur, au-dessus de la dent de félin en pendentif « Je suis Paco, enchanté, et vous ?».

Paco est guide nature autodidacte et tient une ferme dans la région de Séville. Il est ici en invité par des clients qu’il a guidés par le passé chez lui en Espagne. Il est appelé par son groupe. Il revient quelques minutes plus tard avec un énorme jambon sec dans les bras, et s’installe avec nous. « Vous savez quoi ? Vous m’avez plu, je vais vous faire goûter du vrai jambon. ». Il grimace aussitôt quand Gabriel lui apprend qu’il est végétarien. On explose de rire, lui aussi. « Tiens, je te coupe quand même un tout petit bout », dit-il en sortant la lame du fond du sac en plastique. Marine engloutit les tranches que Paco lui tend toutes les cinq secondes, comme pour alimenter la conversation. On échange nos coordonnées, on ira sûrement dans sa région un jour, peut-être bien à vélo d’ailleurs.

Nous partons visiter le mémorial de Steilneset qui commémore le triste Procès des sorcières de Vardø où 91 personnes ont été exécutées pour sorcellerie au 17ème siècle. On pose les vélos contre la clôture du champ attenant et montons dans ce long couloir de toile tendue, suspendu dans le vide par une ossature qui rappelle celle des séchoirs à poissons. On ressort assez bouleversés par cette installation qui témoigne une fois de plus des dégâts engendrés par les pensées cloisonnées.

On rejoint nos vélos. Mais l’un des deux est couché contre la clôture et semble intéresser les chevaux massés autour du guidon. « Mince, ils ont trouvé la réserve de pommes à l’avant ! » Marine repousse le museau de celui qui est en train de mâcher le sac à dos qui les contient. Il tape du sabot comme pour réclamer son dessert. Au prix du kilo en Norvège, on est bien déçus de lui céder le sac de fruits réduits en compote. Pour une fois qu’on laissait nos vélos sans crainte…

Nous passons ensuite une bonne partie de notre temps dans la salle d’attente du port pour réorganiser nos sacoches en vue de l’embarquement. Vers 16h30, la corne de brume du bateau annonce son entrée à Vardø…

Bye bye Varanger ! Merci pour ces beaux souvenirs ! On reviendra, c’est déjà une certitude…


Un grand merci à Jean-Marc L., notre bonne étoile du Varanger et Laurent M. de la LPO, pour nous avoir guidés à distance à travers ce merveilleux terrain de découverte pour les ornithos.

  • Où voir les oiseaux au Varanger : varanger.net
  • l’atelier d’architectes-ornithos de Vardø, auteur des beaux abris et observatoires : biotope.no

4 réflexions sur “16 – Neiden > Vardø (km 5260 – km 5787)”

  1. Ah la la ! J’en ai des plumes qui m’ont poussé sur le dos et les bras ! Trop beau ! J’ai voyagé sur votre épaule, le plus léger possible ! Quelle récompense…
    Un milliard de becquées affectueuses
    Pierre

  2. deschamps Hélène

    quel bonheur, que de vous suivre… Ca me donne terriblement envie de partir moi aussi à vélo… Pas forcément pour aller loin. Le tout est de partir… Gros baisers Hélène

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