- 2022/07/21 Reipa camping – Ågskardet : 43km. Avec Marco et son vélo à courroie
- 2022/07/22 Ågskardet -Sandnessjøen carrière : 60km. L’élan de la carrière aux hirondelles
- 2022/07/23 Sandnessjøen carrière – Vega : 45km. L’île des Oies cendrées
- 2022/07/24 Vega – Horn : 28km. La côte de fou pour arriver au bivouac
- 2022/07/25 Horn – Holm : 68km. Moins une avant l’orage
- 2022/07/26 Holm – Kjelleidet Camping. Laissons passer le front
- 2022/07/27 Kjelleidet Camping – Lund : 66km. La clairière des chevreuils
- 2022/07/28 Lund – Bangsund : 70km. Des loutres et des Garrots à œil d’or
- 2022/07/29 Bangsund – Hoøya : 61km. Aire de baignade de luxe sur la péninsule
- 2022/07/30 Hoøya – Hoseth : 31km Bivouac sur le lac de Leksdalvatnet avec les grues
- 2022/07/31 Hoseth – Lac Hoklingen : 57km. A côté d’un petit barrage
- 2022/08/01 Lac Hoklingen – Stavsjøen : 47km. Avec Rosy et Phil
- 2022/08/02 Stavsjøen – Eggkleiva : 59km. Changement de roue à Trondheim
- 2022/08/03 Eggkleiva – Olskastet : 44km. Cabane refuge partagée avec Joerg la flèche
- 2022/08/04 Olskastet – Oppdal : 84km. à la découverte du Dovrefjell
Pour ne pas briser la routine, en ce Jeudi 21 Juillet , nous reprenons la route sous la pluie au départ de Reipå. Nous roulons jusqu’à Ørnes faire le ravitaillement et attendre le ferry. Nous avons quelques heures devant nous et on s’essaie à la maraude des poubelles du supermarché. Nous avons appris depuis quelques mois (à travers les réseaux sociaux notamment) que c’est une pratique courante chez les voyageurs à vélo. En Norvège cela prend tout son sens vu le prix exorbitant des produits frais (fruits, légumes, laitages). La veille, une équipe de quatre cyclos -deux bretons partageant la route avec deux espagnols, nous avaient offert de belles bananes récupérées et nous racontent qu’ils fouillent presque systématiquement les conteneurs . « Ils étaient sur le point de jeter un mètre cube de bananes encore bonnes. On les en a débarrassés ! ». Les fruits sont légèrement tavelés de brun, mûrs à point et parfaits pour un goûter.
Suite à ces témoignages, c’est notre tour. A côté du supermarché où nous venons de faire nos emplettes, nous avons repéré des conteneurs contre une des façades. Il suffirait de soulever le couvercle. « J’y vais pendant que tu restes près des vélos ? » suggère Marine avec malice.
Trois bacs sont alignés dans une impasse sans fenêtre. Le premier ne contient rien d’intéressant, de grands sacs plastiques. Marine soulève le deuxième : presque vide. Le troisième est complètement vide et Marine tourne les talons. Bredouille, elle rentre faire son rapport d’éclaireuse à Gabriel qui y retourne pour faire un constat différent. Il y a des fruits doivent juste être lavés, et en plus pleins de petits pains aux graines dans un sachet hermétique, ainsi qu’un grand pot de yaourt à la vanille tout neuf. La date limite de consommation est proche mais nous importe peu : nous savons que les produits laitiers en indiquent une avec beaucoup de marge, et les températures sont correctes en ce moment pour ne pas détériorer le contenu des poubelles. Nous emmenons notre butin un peu plus loin dans un abri en bois à côté du jardin d’enfants. Comme des goélands après une trouvaille qu’ils veulent soustraire à la vue de leurs congénères …
Le ferry nous téléporte jusqu’à Vassdalvik, d’où nous longeons la côte découpée de cette péninsule creusée d’un long fjord. Nous roulons à la même allure qu’un autre cycliste aperçu dans le même ferry. Un grand drapeau multicolore flotte derrière son vélo, portant l’inscription « no war ». On le talonne pendant plusieurs kilomètres puis on finit par s’arrêter dans une côte difficile pour boire et retirer quelques épaisseurs. On est tous les trois essoufflés et Marine dit en montrant la pente qui nous attend: « tu peux rajouter sur le drapeau : pas de guerre, et plus jamais de côtes raides comme celle-ci !». Ce n’est que pendant la seconde traversée en ferry que nous faisons connaissance avec Marco, de Suisse allemande et nous lui proposons d’aller ensemble au bivouac que nous avons repéré pour la nuit sur le bord du lac d’Ågvatnet. Nous écoutons avec envie le récit de Marco, salarié d’une usine de chimie, moins préoccupé par l’idée de faire carrière que de voyager en itinérance. Parti traverser les États-Unis d’Est en Ouest à pied pendant l’année du confinement, il garde un merveilleux souvenir de cette aventure hors du temps et nous donne quelques idées… La soirée est écourtée par la pluie qui s’invite toujours quand on n’en a pas envie. Heureusement que nous avions planté nos tentes rapidement en arrivant.
Marco reste dans sa tente pour attendre que la pluie s’arrête. Il nous salue en entrouvrant la fermeture éclair et nous souhaite bonne chance pour cette journée qui s’annonce bien humide. On le retrouvera peut être à Jetvik, la prochaine gare de ferry ? Heureusement que chaque gare dispose une salle d’attente à l’abri pour les voyageurs, ceux qui n’ont pas le luxe de se réfugier au chaud dans un camping-car ou une voiture.
« Ce que je préfère dans le voyage à vélo, c’est les ferry! » plaisante Gabriel dans notre longue traversée jusqu’à Kilboghavn. Nous dépassons la sculpture en métal représentant par un globe blanc le passage symbolique du cercle polaire. À mesure que nous en approchons, les passagers sortent sur le pont pour se tirer le portrait avec cet arrière-plan. Non, vous n’aurez pas de photo de nous devant cette structure minuscule, nous sommes restés assis bien au chaud !
Une fois descendus, nous roulons à vive allure sur la route 17 jusqu’à la prochaine gare de ferry de Stokkvågen. D’ici nous avons la possibilité de nous épargner 80 km le long d’un fjord qui rentre profondément dans les terres. Mais les horaires ne s’accordent pas bien avec notre planning. Faut-il attendre une nuit ici pour prendre le premier départ ou bien jongler avec les correspondances pour partir dès ce soir ? L’option de passer par l’île de Onøya pour enchaîner avec le bateau qui nous emmènera à Sandnessjøen en fin de journée, nous paraît la meilleure. Ainsi, nous pourrions gagner du terrain pour mettre à profit les deux seuls jours de beau temps annoncés prochainement sur l’île de Vega (destination qu’on nous avait recommandée).
En transit à Onøya, nous attendons à l’abri du vent le bateau rapide qui nous transporte jusqu’à Sandnesjøen. La vitesse de notre embarcation est impressionnante, comparée à celle des ferry classiques. Il est près de 21 heures et il fait encore bien jour à Sandnesjøen. La ville est installée dans la pente sous un ciel gris foncé, qui serait menaçant s’il n’était traversé d’un bel arc-en-ciel de bienvenue. Il nous reste à parcourir environ huit kilomètres en montée pour se mettre à l’écart et rejoindre un bivouac repéré sur l’application park4night (prononcer park for night, largement utilisée par la communauté des voyageurs en van et camping-car, et qui nous dépanne de temps en temps, surtout pour les zones urbaines). On s’y attendait un peu, l’emplacement est occupé par un véhicule et par deux cyclistes qui terminent d’installer leur tente. On poursuit sur la route qui s’aplanit puis descend doucement. Soudain surgit du haut talus le corps dégingandé d’un élan qui nous regarde un instant, surpris, puis s’éloigne derrière le relief. En le suivant par un autre chemin, nous pénétrons sur une plateforme surplombant ce qui ressemble à une ancienne carrière. Un des talus de terre est criblé de trous, c’est une colonie d’Hirondelles de rivage qui volent à proximité. L’élan est déjà loin, de l’autre côté de la carrière, nous guettant de temps en temps pendant que nous nous installons sur un carré d’herbe rase. On le salue de loin : « Merci pour le coup de pouce, park for moose ! ». Il est 23 heures quand tout est prêt, et après un dîner sous la tente (car il crachine gentiment, faut-il encore le préciser), nous nous endormons comme assommés.
Samedi 23 Juillet. Réveil sous la pluie qui crépite sur la toile de tente. Ce bruit est souvent plus intense que la réalité. Il ne pleut pas au point de nous condamner à rester à l’intérieur ce matin. Nous levons le camp en fin de matinée, et prenons la direction de Tjøtta. La route 17 nous fait passer par Offersøy où à notre grande surprise nous regardons traverser un mammifère brun à longue queue : une loutre ! Nous la suivons du regard, jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans les buissons.
Nous avions déjà observé des loutres dans la mer quelques jours plus tôt. Elles vivent volontiers dans l’eau salée tant qu’elles disposent d’un cours d’eau douce à proximité pour se rincer les poils. En effet, les cristaux de sel qui s’insèrent dans leur fourrure la rend moins étanche. Gabriel avait réussi à en prendre une en photo, sous la pluie, l’appareil protégé par un sac poubelle tendu par Marine. Elle plongeait et ressortait avec de beaux poissons dans les pattes, qu’elle dégustait goulûment comme s’il eût s’agit d’un cornet de glace au hareng.
Quelques changements de tenue plus loin, au gré des alternances de pluie et d’éclaircies, nous arrivons au quai de Tjøtta. Gabriel prépare les ananas sauvés de la poubelle d’un supermarché la veille. Nous assistons à un spectacle de chasse de sternes dans le port à quelques mètres de nous. Les Sternes arctiques et Sternes pierregarin, deux espèces très semblables, se laissent tomber comme des pierres dans l’eau en fondant sur leur proie. Elles repartent parfois -pas à tous les coups, avec un petit poisson frétillant dans le bec. Elles ne l’avalent pas sur place mais vont le porter loin, très loin, en direction de leur progéniture.
Nous débarquons à Vega en milieu d’après-midi et pédalons une dizaine de kilomètres jusqu’à un abri en bord d’un bras de mer, adossé à un de ces rochers-baleines qui affleurent dans le paysage scandinave. Et sous le soleil ! Les prévisions se confirment, le ciel est complètement dégagé et un groupe d’oies cendrées volent au-dessus de nous pendant notre installation. Deux courlis cendrés atterrissent à côté et décollent aussitôt qu’ils remarquent notre présence. Gabriel inspecte sa roue arrière qui donne des signes d’usure. Une fois démontée il semblerait que le problème provienne du moyeu qui craque en tournant. Cela expliquerait le jeu latéral de la jante lorsqu’elle est en place. On n’a vraiment pas de veine avec les roues arrière ! Celle-ci a roulé à peine 3000 km… On n’imaginait pas d’avarie sur cette partie, c’est la raison pour laquelle nous n’avons pas emporté les clés qui permettent de démonter l’axe. Nous savourons ce moment au soleil et calculons depuis combien de temps la toile de tente ne s’était pas trouvée aussi sèche : trois semaines environ ! Nous fermons les yeux, certains que cette nuit sera des plus tranquilles mais c’était sans compter sur la sono d’une soirée qui débute non loin de là. Les titres de Queen et les tubes qui s’enchaînent dénotent avec le calme des paysages sous le soleil rasant.
Pliage de la tente au sec, au petit matin. Hourra, cela faisait tellement longtemps. Nous prenons la direction du centre des visiteurs au Nord de l’île, classée UNESCO pour son patrimoine naturel et culturel. La campagne de Vega est incroyablement fleurie. Les épilobes dressent leur fleurs roses au côté des inflorescences violettes de lupin, et les tapis de reine des prés régalent les Mésanges bleues qui plongent la tête dans les grappes blanches. Dans une zone tondue, un groupe d’Oies cendrées termine son petit déjeuner de jeunes pousses. Plus loin, un muret chevelu attire notre attention. Est-ce là la manière traditionnelle de faire sécher le foin sur l’île ?
Le petit port du Nord de l’île est dans une anse entourée de bâtiments sur pilotis. Ces fragiles baraques colorées enjambent les berges avec leurs pattes d’insectes pour s’avancer au-dessus de l’eau. Un petit tour dans le musée nous apprend que l’île est non seulement reconnue pour la diversité des oiseaux qui y nichent, comme le Guillemot à miroir (sur un récif au large de l’archipel) mais aussi pour l’artisanat lié à la récolte du duvet des eiders. Le duvet des canards eiders est reconnu pour être un des plus chauds, le mot « édredon » designe d’ailleurs la plume de duvet de ces canards, avant d’être une couette bien chaude. Traditionnellement, le précieux plumage est ramassé dans les nids, après le départ des oiseaux à qui l’on a construit de petites cabanes où ils s’installent volontiers. C’était donc ça, les boîtes en bois avec une petite ouverture sur le côté, à proximité du musée !
Un voilier accoste dans le petit port de plaisance où l’on fait une pause, un couple en débarque et l’amarre au ponton. Puis, arrive un bateau à moteur sur un autre quai. Des norvégiens en vacances, voguant d’île en île, en escale à Vega. Un autre monde, une autre manière de visiter la Norvège loin du trafic routier. On en rêverait presque si le temps était plus clément. Nous repartons par le ferry de 17h et installons le camp avec vue surplombante sur la gare de ferry de Horn.
Une vieille connaissance de Marine vient taper sur ses tempes fiévreuses : « toc toc toc, c’est moi la migraine qui vient te gâcher tes prochaines 72 heures ! » La forte luminosité de cette journée a achevé Marine, qui ne porte plus ses lunettes de soleil (perdues dans les Lofoten), et que la paire de remplacement médiocre qualité n’a pas protégée.
Le réveil est douloureux pour Marine et nous replions la tente juste avant la pluie qui nous accompagnera fidèlement toute la matinée. On se situe tout en bas de la « pyramide » de Maslow, ce fameux diagramme qui hiérarchise les besoins et les aspirations humaines. Dans ce voyage, que nous considérons comme une expérience sur nous-mêmes, nous éprouvons au quotidien ce que sont les besoins primaires, qui lorsqu’inassouvis, ne nous permettent pas de passer à l’étage supérieur de la pyramide.
Agir d’abord pour se nourrir, s’abriter et se réchauffer, prendre soin de soi ; pour ensuite, pédaler, réfléchir, communiquer, observer, etc. Une grande partie de notre énergie est accaparée par ces besoins élémentaires dont on ne se soucie pas lorsque l’on est dans notre vie de sédentaire. Chaque journée est une conquête.
Un renardeau joue sur le bord de la route, la tête plongée dans les herbes, happant l’air ou peut-être un insecte. Qu’il est mignon ! Nous arrivons à Hofles après une bonne journée dans les jambes, prolongée par un passage en bac jusqu’à Holm. L’horizon se teinte d’une noirceur inquiétante. Le compte à rebours commence lorsque nous touchons la terre ferme. Il faut foncer jusqu’à l’endroit repéré en bord de mer pour planter la tente avant l’orage qui menace. Ça ne rate pas : les hallebardes s’abattent sur nous au moment où nous abritons les sacoches à l’intérieur de la tente et la journée de demain ne sera pas mieux d’après les prévisions. On décide de s’arrêter au prochain camping pour laisser passer l’épisode.
Comme tous les matins, on plie la tente sous la pluie et on pédale trempés. Nous changeons de tenue jusqu’à en avoir assez : « À la prochaine pluie, on ne remet pas les vêtements étanches.. À midi, nous sommes au camping tant attendu. La cuisine extérieure est vétuste mais qu’importe, pour deux cents couronnes (vingt euros), les douches chaudes sont comprises dans le prix ! Et vous commencez à connaître notre obsession sur ce sujet. La baie au bout du terrain est habitée par quelques Harles huppés et leurs petits qui suivent les adultes en file indienne. Très loin, un Guillemot à miroir ouvre ses ailes comme pour s’étirer.
L’après-midi est passée sous la tente à lire et se reposer. Dehors l’orage gronde. Le linge sèche à l’intérieur de la tente. Nous réfléchissons sérieusement aux alternatives qui nous restent : continuer à se faire tremper le long de la côte Ouest jusqu’à Bergen, comme nous avions prévu initialement ; ou bien couper à travers les montagnes pour rejoindre Oslo sans prendre le train ? Nous reportons notre décision à un jour de beau temps car aujourd’hui, notre jugement est altéré par la pluie qui tape avec intensité la toile. Gabriel prend note de toutes les gares de la ligne de chemin de fer descendant vers le Sud. Au cas où. Et puis s’ajoute à cela le sujet du remplacement de notre ordinateur qui a complètement rendu l’âme.
Mercredi 27 juillet. Une fois de plus, nous plions la tente sous la pluie. Une journée à pédaler sous des averses qui se succèdent. Nous nous amusons à chronométrer une accalmie : cinq minutes ! A midi, nous capitulons. Faute de trouver un abri nous mangons nos sandwichs assis à même le sol, sous les gouttes d’eau, la capuche ruisselante. Cette déchéance inspire à Gabriel ce qui pourrait devenir un proverbe : « En Norvège, quand la route est mouillée c’est qu’il a plu ; quand la route est sèche, c’est qu’il va pleuvoir ». On en rit à chaque évocation, c’est peut-être nerveux.
Nous faisons halte à Kolvereid pour quelques courses et une fois sortis de la ville, nous croisons une famille de Grues cendrées : deux adultes et deux jeunes qui s’éloignent à la vue des vélos. Nous avalons les kilomètres et le dénivelé à travers la campagne cultivée jusqu’au bac de Hofles qui nous transporte jusqu’à Lund. Une clairière en légère pente au bord de l’unique route et protégée du vent d’Ouest nous accueille pour la nuit. Deux chevreuils effrayés disparaissent dans les fourrés. D’énormes bolets luisants de pluie dépassent des herbes. Nous dormons à poings fermés.
28 Juillet. Nous fournissons l’espoir qu’un réparateur de vélo à Namsos trouvera une solution pour la roue de Gabriel. Elle grince si fort que nous faisons une halte en haut d’un col pour régler le rayonnage, ce qui a l’air d’améliorer les choses. Avant d’attaquer ladite côte, nous prenons une pause pour boire à Salsnes, au croisement de la route principale et d’une rue d’où arrive un pêcheur. Les traits fins, les yeux très clairs derrière des lunettes à fine monture métallique, son anorak épais est ceinturé par une sangle retenant dans son dos une petite caisse en plastique ajourée. Il tient une longue canne à pêche dans sa main droite et nous salue en Norvégien. Quand il apprend d’où l’on vient, il s’exprime alors dans un français impeccable. Nous faisons connaissance de Thomas, qui est en réalité Danois, venu pour quelques temps pêcher à la mouche le saumon. Lui-même cyclotouriste et fin connaisseur de la gastronomie française (il travaille pour une épicerie spécialisée à Copenhague), nous discutons longuement et sympathisons. Il nous en apprend un peu plus sur la fascinante migration des saumons et leur fidélité à leur lieu de naissance. La migration n’est pas annuelle, en réalité ils restent quelques années au large du Groenland avant d’entamer leur migration. Le pêcheur ajoute en se tournant vers l’Est : « Là-bas, il y a un lac dans lequel se jettent cinq cours d’eau. Chacun a une population de saumon spécifique qui flaire son lieu d’origine avec une précision étonnante. »
Il nous invite à faire un détour par Copenhague sur notre trajet de retour, et l’idée nous occupe pendant que nous gravissons le col où des brebis sont étalées sans crainte au milieu du bitume. Ce serait une bonne idée, c’est si proche de Malmö où nous passerons certainement. Marine ajoute que les petites îles proches de la capitale seraient très intéressantes en fin d’été, du point de vue ornithologique. Pourquoi pas ?
Nous trouvons refuge dans le port de Brekksillan, sous une étrange construction qui enjambe le ponton. Le bâtiment en bois est construit comme un balancier : du côté de la berge, Il s’articule autour d’un axe posé sur deux points d’appuis. Cela permet à son autre extrémité, en porte-à-faux au-dessus de l’eau, de monter et descendre. On imagine que le plancher s’adapte alors à la hauteur du pont des chalutiers qui l’accostent afin de décharger leur pêche, cela au gré des heures de marée.
Nous arrivons à Namsos, une ville sans charme mais avec des poubelles de supermarché bien fournies et un magasin de vélo. Ce qui est déjà pas mal. Le verdict du réparateur est sans appel : les roulements du moyeu sont HS et il faut impérativement changer la roue. Ils n’en ont plus malheureusement mais chargent néanmoins de graisse l’intérieur du roulement ce qui devrait gommer les craquements et tenir encore une cinquantaine de kilomètres. Il nous assure que nous trouverons quelque chose à Steinkjer. Cela modifie un peu notre itinéraire mais peu importe.
Nous roulons jusqu’à Bangsund, où l’itinéraire cycliste emprunte une ancienne route condamnée aux voitures. Une table de pique-nique, un carré de terrain plat et des fleurs de lupin suffisent à nous décider pour le bivouac. Il y a même une loutre timide qui vient montrer son museau à la surface de l’eau et des Garrots à œil d’or qui dorment la tête dans les ailes. Le soir, une dame en long manteau rouge nous interroge sur son chat perdu.
Le lendemain c’est son mari qui est à sa recherche. « N’avez-vous pas eu la visite d’un chat ? ». Gabriel est penché sur son ouvrage (énième réglage de rayons car la roue n’a pas cessé de craquer malgré la visite chez le réparateur), et Marine entame la discussion avec ce voisin, sur les animaux du coin. La loutre est une habituée, farouche mais présente qu’il lui arrive de surprendre en Kayak. Les plus faciles à voir sont les trois phoques qui se prélassent souvent sur la presqu’île à marée basse. Et puis, il y a eu cette année où une baleine est restée coincée dans ce bras de mer, ne trouvant plus le chemin vers l’océan. Elle était devenue l’attraction touristique pendant un moment !
Nous prenons la route assez tard, retardés par les cris suraigus des Roitelets huppés, que Gabriel peine à photographier tant ils sont rapides dans leur déplacement de branche en branche, à la recherche d’insectes ou d’araignées sur l’écorce des épicéas.
L’atmosphère est chargée de l’odeur sucrée des fleurs de lupin. Avec ce beau temps, le moral est remonté en flèche. La roue craque un peu moins depuis les derniers réglages.
Nous atteignons l’aire de baignade de Sjøåsen, découverte au hasard, et qui se situe en face de la réserve naturelle de Åsnes. Une quarantaine d’Oies cendrées nagent le long de l’autre rive de la rivière Årgårdselva. De jeunes Goélands cendrés font leur sieste au soleil et le Balbuzard pêcheur n’est pas loin, quand il n’est pas chassé par les Corneilles mantelées. C’est une occasion de laver à l’eau douce l’ensemble de notre maraude de la veille dont quelques tomates, fruit dont on avait presque oublié la saveur.
Les paysages sont de plus en plus marqués par la culture céréalière. Ici du seigle encore vert aux reflets bleutés, là un champ de blé bien blond. Par endroits cela ressemble aux montagnes-à-vaches de chez nous. Nous croisons en sens inverse deux cyclistes qui nous renseignent sur la suite de l’itinéraire Trondheim-Oslo, que nous sommes maintenant décidés à suivre.
La route s’incurve pour suivre au plus près le dessin de la côte, puis nous faisons une brève halte dans la baie de Vellamelen où près d’une centaine de Garrots à œil d’or sont massés au milieu de l’eau, en compagnie de quelques Eiders à duvet. Tous arborent un plumage brun. Les mâles, d’ordinaire si contrastés seraient-ils partis en laissant les jeunes et les femelles ? En réalité, les mâles ont mué en plumage dit « d’éclipse », un plumage intermédiaire qui les font ressembler aux femelles. La fin de la saison de reproduction a donc sonné. L’heure du retour vers le Sud ne va pas tarder !
Au terme du cinquantième kilomètre nous envisageons d’explorer les abords d’un lac qui se révèlent complètement inaccessibles car marécageux. Une drôle de silhouette en lisière nous fait tourner la tête et freiner dans la descente.
« C’est un cheval ou c’est un mouze ?
-C’est un mouze mon cher, de type juvénile voyez-vous. » réplique Marine qui a sorti ses jumelles.
Mouze c’est le nom que l’on donne aux élans, en prononçant à la française le mot anglais moose. Gabriel dégaine l’appareil photo à temps. L’élan tourne sa tête à grandes oreilles vers les arbres, comme pour demander aux adultes : « Y a des humains qui s’arrêtent, je fais quoi ? ». Et puis ils ont dû lui dire de se planquer, forcément, parce qu’on ne l’a pas vu longtemps. C’est le premier jeune que l’on voit !
Nous poursuivons donc notre quête de bivouac. Gabriel a repéré une aire de pique-nique symbolisée par pictogramme de table et de toilettes sur notre carte numérique. Ce sont souvent de précieux indices. En arrivant sur place nous découvrons qu’il s’agit en réalité d’une très grande aire de baignade fréquentée, très bien aménagée avec toutes les commodités, y compris une douche de plage (froide, mais douche quand même!). Le lieu est parfait. Nous n’avons encore aucune idée de l’endroit où nous planterons la tente, mais la soirée est gagnée. On prend le repas du soir sur des rochers baleines chauffés toute la journée par le soleil. Quel délice !
30 Juillet. Nous petit déjeunons sur un quai devant la mer. Une femme s’approche en glissant sur les algues juste à côté et lance son leurre puis le ramène en moulinant. Au bout de quelques lancers, il se coince dans les algues. Une occasion d’engager la conversation pendant qu’elle tire sur le fil avec les doigts protégés dans le bout de ses manches. « Ce n’est pas le premier, peut-être le sixième de l’été !» dit-elle en souriant d’autodérision. Nous échangeons avec cette pêcheuse Hollandaise à qui les oiseaux manquent ici en Norvège. Un groupe de Bernaches du Canada passent en criant au-dessus de nos têtes. « Ha! Celles-là je les chasse en Hollande! ». Marine déglutit, mal à l’aise. Cela n’empêchera pas de poursuivre sur nos découvertes norvégiennes respectives (elle nous montre pleins de photos du Parc national du Dovrefjell où nous souhaitons nous rendre), la gestion des espaces naturels aux Pays-Bas, le retour du loup dans son pays, et d’autres considérations sur le peu d’espace que nous laissons aux animaux sauvages. Nous avons la même conclusion, ce ne sont pas les animaux sauvages qui sont trop nombreux mais les êtres humains qui prennent toute la place.
Cela fait écho à la lecture du moment de Marine, dans ce beau conte suédois, où le petit Nils voyage sur le dos d’un jars avec les oies sauvages. L’une d’entre elles dit au petit garçon au terme de leur voyage :
« Si tu as appris des choses utiles en notre compagnie, Poucet, tu dois certainement penser maintenant que les humains ne sont pas les seuls à avoir le droit d’être sur terre, dit solennement l’oie meneuse. Dis-toi que vous possédez un grand pays et que vous auriez certainement les moyens de nous laisser, à nous autres pauvres animaux, quelques îlots dénudés, quelques lacs peu profonds, tourbières humides, montagnes isolées ou forêts éloignées, où nous pourrions vivre en paix ! Durant toute ma vie j’ai été poursuivie et chassée. Ce serait bon de savoir qu’il existe aussi un refuge pour quelqu’un comme moi. »
(Selma Lagerlöf. Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. 1942)
Nous nous dirigeons vers Steinkjer, pour acheter une nouvelle roue au magasin de sport. Gabriel se renseigne et ressort bredouille. La roue proposée semble fragile, du moins pas aussi solide que celle dont nous sommes équipés pour le moment. Détail à part, elle est vendue le double du prix affiché sur internet… Espérons qu’elle tienne jusqu’à Trondheim. Nous errons entre le Biltema (grande surface où l’on trouve des outils et des pièces de vélo entre autres) et le Rema 1000, notre supermarché favori (que l’on trouve moins cher que les autres), puis nous nous dirigeons vers un bivouac prometteur sur la rive Est du lac de Leksdal.
Nous quittons la route et traversons une épaisse forêt de bouleaux humide. Le chemin se termine sur une petite clairière ouverte sur le lac. Les personnes que nous avons croisées en sens inverse viennent de quitter les lieux, les braises fument encore dans le barbecue. Nous sommes seuls et nous précipitons dans l’eau pour un bon décrassage. Les Chevaliers guignettes chantent, mais ne couvrent pas le bruit du moteur du bateau au milieu du lac.
Deux Grues cendrées décollent à côté de la tente lorsque Marine se lève en pleine nuit. « Désolée, je ne voulais pas prendre votre place, revenez ! ». L’obscurité nocturne revient peu à peu. Pas encore au point de faire nuit noire cependant.
31 juillet. Les cris trompettants des Grues retentissent au loin. Cela nous transporte en Suède où nous avions assisté en Avril à un rassemblement printanier très bruyant au lac Hornborga. Nous plions le camp et faisons une halte plus loin sur le lac à un observatoire ornithologique. Pendant que Marine se régale, l’oeil dans la longue-vue, Gabriel bricole et remplit d’huile le roulement de sa roue arrière.
Une dizaine de Chevaliers combattants sont posés sur le même îlot que des Bécassines des marais, des Vanneaux huppés et des Sarcelles d’hiver. Au loin, une Sarcelle d’été aux sourcils blancs presque effacés traîne derrière elle ses cinq petits. Sur une autre langue de terre viennent se poser deux Chevaliers aboyeurs, mais les quatre Chevaliers Guignettes ne se laissent pas faire. Ils tiennent tête à ces échassiers bien plus grands qu’eux, si bien qu’ils restent sur place avec les canards siffleurs. Un Courlis cendré donne l’alarme quand un photographe arrive sur la plateforme. Tous s’envolent plus loin.
La roue de Gabriel craque beaucoup moins, noyée dans toute cette huile. Nous traversons la ville de Levanger dans une ambiance de dimanche. Les vitrines en rez-de-chaussée des façades en bois colorées et ouvragées sont fermées. Nous faisons le choix de l’itinéraire le plus rapide sur notre application de guidage : « Tiens, si on prenait la petite route blanche, plutôt que la grosse jaune ? ». Mais nous avons oublié les leçons de la Suède : itinéraire rapide égal grosse montée et grosse galère dans des pistes non asphaltées.
Plus.
jamais.
de.
petite.
route.
blanche.
Nous sommes épuisés en arrivant sur notre bivouac, au pied d’un petit barrage. On espère qu’il ne cédera pas avec toute la pluie qui va tomber cette nuit, et qui commence déjà d’ailleurs. Vite, à l’intérieur de la tente !
Au matin, une portière coulissante qui claque et des bruits de lourdes pièces en métal qui s’entrechoquent nous parviennent, alors que l’on somnole. Des employés de la commune sont venus régler le débit de la retenue d’eau. Les blocs de pierre sur lesquels nous avons rincé nos fruits glanés la veille sont complètement submergés.
Nous retrouvons l’asphalte après une petite portion de piste raide, puis nous suivons une voie rapide sans accotement pour les vélos jusqu’à Stjørdal. Heureusement, les conducteurs norvégiens sont les plus respectueux que nous ayons côtoyé et nous dépassent largement, en changeant de file comme ils le feraient pour une voiture, et ne s’engagent à le faire que lorsque la visibilité est totale. Il arrive donc qu’une longue file de véhicules se forme derrière nous dans une côte.
Nous recevons vers midi un message de Phil avec qui nous avions pédalé en Allemagne. Il a atteint le Cap Nord au mois de Mai alors que nous n’étions pas au bout de notre épisode suédois, et il continue d’explorer la Norvège en camion aménagé avec son épouse Rosy. Il vient aux nouvelles, on devrait être près de Trondheim d’après lui qui suit nos aventures, et il n’en est pas loin non plus. On réalise que nous nous trouvons dans la même ville et il nous rejoint sur le champ. Un gros camion blanc se gare en face de nous, alors que nous sommes assis sur le banc d’une rue piétonne. Nous laissons nos affaires dessus pour venir les saluer, mais un goéland opportuniste interromp notre conversation. Marine couvre notre picnic d’un de nos dossards fluos pour dissuader les pique-assiettes. Incorrigibles ceux-là.
Nous faisons la connaissance de Rosy dont il nous avait beaucoup parlé. Pourquoi pas bivouaquer au même endroit ce soir ? On pourrait prolonger nos discussions et partager un repas. Nous nous donnons rendez-vous au lac de Stavsjøen à une quinzaine de kilomètres. Ils sont déjà arrivés quand nous en sommes encore à souffrir dans les pentes à 18% d’une zone pavillonnaire aux allures de forteresse imprenable. Nous faisons une pause dans chaque épingle, les jambes en compote, et le cœur sur le point d’exploser.
Une famille de Grands gravelots habite dans les gravats devant ce qui ressemble à un grand gymnase ou un terrain de tennis couvert. Les deux adultes conduisent leurs trois poussins à l’écart des chiens qui leur courent après, et des humains qui s’approchent un peu trop sans détecter leur présence.
Phil nous a préparé une bonne plâtrée de pâtes aux oignons mijotés qu’on engloutit attablés au bord du lac. Un entraînement de pompiers venus en camion puiser de l’eau rend inaudible tout ce que l’on se raconte. On est soulagés quand le pompage s’arrête enfin ! On a une pensée pour tous les incendies de forêts qui font rage en ce moment en France, chassant les mammifères et les oiseaux loin de chez eux, déplaçant les vacanciers, les riverains, et mettant à rude épreuve les soldats du feu. La nuit est particulièrement fraîche et humide. On remet nos pyjamas d’hiver en laine, et la Chouette hulotte se manifeste dans les grands pins qui couvrent notre tente. Cela faisait longtemps qu’on ne l’avait pas entendue.
2 Août. Nous arrivons à Trondheim, une des villes principales de la Norvège. Les maisons en bande des quartiers résidentiels en prélude de notre entrée en ville défilent sous nos yeux d’architectes séduits. Quel soin apporté aux détails et aux couleurs. Pas de descente d’eau mal placée ou de maladresse apparente de conception. Pas de clôture entre les jardins ni entre la rue et les espaces privatifs. On se croirait dans une perspective d’insertion, avec ce couple derrière une poussette au premier plan.
La route de la périphérie devient avenue, puis l’avenue devient rue à feux tricolores, et la rue devient piétonne et pavée, faisant vibrer et bringuebaler nos vélos chargés jusqu’au réparateur de vélo. Sykkelbua -le nom de l’atelier vélos, est situé dans une cour intérieure dont les façades sont recouvertes de pièces détachées. Pas de doute, nous sommes au bon endroit.
Le diagnostic du mécanicien de Trondheim confirme celui de Namsos, le moyeu est bien abîmé à l’intérieur. Il remplace toute la roue par un modèle que Gabriel avait déjà vu en magasin mais s’était ravisé, estimant que ce n’était pas de la bonne qualité. Le mécano soutient le contraire et nous dit en haussant les épaules que c’est sûrement un coup de pas de chance, cette histoire de moyeu. On verra combien de kilomètres tiendra celle-ci. les deux galets de dérailleur de Gabriel sont changés également, il était temps car il s’agissait des pièces d’origine (datant de 1996).
Après le soulagement de la réparation, nous traversons Trondheim un peu plus insouciants qu’auparavant. La ville est baignée de soleil. Nous nous mêlons aux touristes qui flânent dans les rues fleuries et se prennent en photo sur une passerelle en bois, devant les pignons colorés des bâtiments sur pilotis. Sur la place où nous avons choisi de déjeuner, un accordéoniste massacre les classiques de Césaria Évora et enchaine sur une reprise accélérée de « Despacito » le tube latino interplanétaire. Vous savez, un de ces morceaux qui restent dans la tête pendant des jours et des jours.
La sortie de la zone urbanisée est longue mais agréable, le long d’un itinéraire côtier où nous rencontrons un cyclotouriste de Tel Aviv, tout frais sorti de l’aéroport de Trondheim. Son projet est de parcourir deux cents kilomètres par jour en passant sur la côte Ouest et par Bergen. On remarque son sac de couchage exposé aux intempéries et l’informe de la versatilité de la météo norvégienne, surtout sur l’Atlantique. Il mime un doigt mouillé au vent et nous explique qu’il fera « à l’instinct ». Nous bifurquons avant d’atteindre Orkanger où il se rend et lui souhaitons bon courage…
Quant à nous, nous traçons plein Sud vers les montagnes. « Au revoir mer ! Au revoir eau salée ! Nous ne te reverrons pas avant Oslo ! ». Au détour d’une piste nous remarquons un champ bordant une maison abandonnée. Nous contournons la modeste construction de bois blanc délavé en se disant qu’elle a dû être belle un jour, remplie de vie, de repas de fêtes et de voix d’enfants. Un épais fourré de framboisiers et de balsamines nous en sépare. Nous choisissons de nous installer près d’un aulne, là où le terrain penche un peu moins en s’interrogeant sur la direction du vent et le ruissellement de l’eau de pluie.
Il n’a pas plu tant que ça dans la nuit. L’herbe couchée par la tente est complètement sèche lorsque l’on retire la bâche que nous plaçons avant de la planter. En partant, nous apercevons dans un épicéa l’oiseau qui poussait des cris depuis hier soir. Ce n’était pas une chouette comme on le pensait, c’est un rapace diurne. Maintenant, un bon dénivelé sur de la piste grise de poussière de granit nous attend. Il nous mènera au village de Fanrem par une grande descente qui use nos patins de freins. La pluie arrive vite. Nous trouvons refuge sous un abri à côté du cimetière où nous sommes venus pour remplir nos gourdes. Les WC chauffés nous serviront aussi de salle de bain temporaire. La pluie s’intensifie, nous décidons d’y rester pour manger. Le temps passe sans que la pluie ne cesse. Nous profitons d’une petite accalmie pour rejoindre rapidement la première station service. On y passera une grande partie de l’après-midi, à siroter un bon chocolat chaud.
En prévision des futures côtes que les massifs montagneux de la Norvège nous réservent, trois kilos sont soustraits à notre chargement : nous les renvoyons en France par colis postal car nous pouvons le faire d’ici. Dehors le temps s’améliore, on reprend la route jusqu’au lieu de bivouac. Avec surprise nous découvrons une petite cabane de rondins cachée entre des arbres, signalé avec le pictogramme du chemin du pèlerinage de Saint Olav. Il y a de quoi étaler nos matelas sur les larges bancs formant un « U » le long des trois murs du refuge. Un troupeau de vaches curieuses se précipite vers la clôture attenante. Comme si nous avions quelque chose à leur offrir. Des gousses de lupins, vous aimez ça le lupin ? Ça a l’air de leur plaire.
Quelques instants plus tard, Gabriel part en quête d’eau vers la rivière et Marine est allée chercher le soleil à l’entrée de l’enclos en contrebas. Surgit alors un cycliste à sacoches, qui prend la même impulsion que nous dans la petite sente raide qui mène au refuge. Un grand gars, chevelure blonde dépassant en chignon de sa casquette, barbe de quelques jours et tout en gestes énergiques. Il se présente à Marine en lui tendant la main avec un large sourire. « Joerg, enchanté ». Il a les yeux bleus et le front légèrement proéminent. La tante de Marine aurait dit avec son accent bourgeois à la Valérie Lemercier : « il est beau comme un astre ». Sa tenue dénote avec la nôtre. Débardeur délavé qui a dû un jour avoir des manches si l’on en juge par les bords approximativement découpés, un short long taillé dans un ancien pantalon étanche, et pieds nus par dessus le marché !
Joerg est un cycliste au long cours, qui ne compte plus de mille en mille les kilomètres au compteur, mais plutôt par dizaines de milliers. Il vient de passer le cap des cinquante cinq mille. « C’est un beau chiffre, je trouve », dit il en français avec un petit accent allemand. Professeur de langues occasionnel, il a beaucoup voyagé et habité un peu partout. Paris (capitale de la baguette), Wuhan (capitale du pangolin), Aix la chapelle – dont il est originaire, et Athènes d’où il est parti en Avril pour rejoindre le Cap Nord. Il nous propose des bananes, récupérées dans les poubelles naturellement. Nous passons une agréable soirée à bavarder « matos » et admirer son équipement puis nous endormons tous les trois dans le refuge.
Est-ce le fait d’avoir passé la nuit dans un espace clos qui nous donne cette sensation d’avoir manqué d’air ? Au moins nous étions bien à l’abri, à regarder la pluie taper sur les carreaux de l’unique fenêtre.
Nous prenons le départ avec Joerg vers 9 heures, qui nous distance assez rapidement mais nous tenons bon derrière lui. Nous avons parcouru ensemble quatre-vingt-cinq kilomètres en moins de quatre heures. Du jamais vu pour les cyclopithèques ! À cette allure, nous n’avons pas pu nous arrêter devant une colonie d’Hirondelles de rivage dans un talus plein de trous en bord de route, ni récupéré cette belle casquette grise du bas-côté. Dommage.
Pause à Berkåk pour nos ravitaillements respectifs et chocolat chaud dans une station service. Nous nous arrêtons finalement à Oppdal dans un camping et plantons la tente, sentant l’orage arriver. Joerg est hors de notre vue, loin devant, et nous avons quelques remords à ne pas l’avoir salué une dernière fois. Nous échangeons un peu plus tard en soirée. Il nous avait attendu un moment puis a poursuivi sa route.
Le 5 Août, rien à signaler. Nous faisons une journée de repos intégral sous la pluie dans ce camping qui ressemble à un village de caravanes, où chacune dispose d’une annexe en « dur ». Le temps s’améliore un peu le lendemain, et nos voisins sortent tondeuses et rotofil pour parfaire l’état du gazon aux abords de leur habitation d’été. Ha, la fascination des norvégiens pour le gazon bien net ! Chaque bout de jardin est absolument parfait et rares sont ceux où l’on trouve encore des herbes hautes cachant les lièvres et les mulots, et des graminés à papillons jouant dans le vent. La tondeuse automatique est partout ! Vous savez, ce robot qui rase tout sur son passage, plus efficace qu’un troupeau de brebis, et qui ne fait pas de crottes, lui.
Le 6 août, nous allons « en ville », expression qui pour Marine signifiait, il y a longtemps, de se rendre en bus à Grenoble avec les copines de Saint-Égrève. « Aller en ville » pour un ciné, les magasins, ou prendre une glace dans les rues minérales et surchauffées du centre. Gabriel remarque qu’elle met ses boucles d’oreilles, comme pour honorer ces moments où, adolescente, elle s’y rendait plus apprêtée que d’ordinaire. On plaisante sur cette coquetterie qui tranche avec sa tenue de baroudeuse, veste décolorée par les UV et pantalon bicolore usé, puis prenons la direction d’Oppdal.
Pendant que nous déjeunons dehors, un moineau percute en plein vol le bâtiment qui nous fait face et tombe au pied de la façade vitrée. Il fait quelques pas pour trouver refuge sous la penderie extérieure d’un magasin de vêtements. Ne voulant pas le laisser à la merci des chiens et dans le flot stressant des chaussures des passants, Gabriel se lève, le prend dans ses deux mains formant une grotte autour de l’oiseau, et le dépose dans la plate-bande devant nous. Le moineau part se cacher sous de larges feuilles.
Nous restons longuement à l’étage d’un centre commercial où les meubles d’un café manifestement liquidé nous offre un bureau idéal, en mezzanine sur les rayons de la grande surface du rez-de-chaussée. Et avec wifi en prime. De quoi consulter internet à volonté pour préparer notre prochaine excursion en montagne. La météo est excellente demain, un train peut nous déposer au départ de la randonnée. Nous laisserons donc toutes nos affaires au camping et partirons plus légers, avec le nécessaire dans nos sacs à dos en toile : eau, casse-croûte, et matériel d’observation. Pour observer quoi, nous direz-vous. Encore des oiseaux ? Pas que.
Les montagnes du massif du Dovrefjell sont un des derniers refuges d’une population de bœufs musqués à l’état sauvage. Ce capriné primitif (cousin des chèvres), adapté à la rudesse du climat arctique a été réintroduit en Scandinavie alors qu’il était proche de l’extinction due à la chasse. Il y en aurait moins de trois cents individus dans le massif aujourd’hui. Une carte disponible à l’Office du tourisme, le « Muskox trail » (randonnée des bœufs musqués) balise un ensemble de sentiers où nous aurions des chances d’en voir. Il totalise une vingtaine de kilomètres de chemins que l’on ne pourra pas parcourir en une seule journée. Nous optons pour un départ depuis la gare de train de Kongsvoll, plus pratique pour nous. Le premier train part à 10 heures demain matin.
Nous sommes sur le quai la gare d’Oppdal, avec beaucoup d’avance. Nous entendons siffler les rails pendant que l’on cherche sur nos billets nos numéros de sièges. Voiture numéro 3, places 138 et 139 ! Nous remontons la vallée vers le Sud, que l’on empruntera plus tard à vélo. Elle se rétrécit puis s’élargit de nouveau en arrivant à Kongsvoll stasjon.
Et maintenant, en route ! Nous pénétrons dans le parc National du Dovrefjell dont nous rêvions depuis longtemps, sans savoir qu’on y arriverait pendant cette aventure à vélo. Car ce n’était pas sur notre itinéraire initial. La première fois que nous avions entendu « Dovrefjell », c’était il y a quelques années dans un beau documentaire d’Arte. On y voyait les hauts plateaux de toundra et ces habitants au long poil venus d’un autre âge.
Après une courte ascension dans la forêt de bouleaux au parterre d’aconits et de saules, nous atteignons l’étage où la végétation se fait rase, faite de lichens, d’empretum et de bouleaux rampants qui nous rappellent le Varanger. Nous ne savons pas qu’elle direction prendre alors Marine scanne à la longue-vue en quête d’indices. Hourra! Un petit troupeau de cinq individus broute au loin sur les flancs escarpés. Plus loin encore, après un grand pierrier, il y en a une dizaine, avec des petits semble-t-il. Nous empruntons un chemin qui s’y dirige, quand une heure plus tard, un Boeuf musqué fait apparaître sa silhouette massive sur une crête en fond de ciel. Il appartient à un troisième groupe que nous n’avions pas repéré à l’avance, bien que plus proche. Nous sommes à plus de cinq cents mètres pour l’instant. La distance de sécurité à tenir est d’au moins deux cents mètres (en deçà, les animaux se sentent menacés et peuvent charger).
De loin, nous voyons deux groupes d’une quinzaine de randonneurs chacun, se diriger vers le même endroit que nous. Ils suivent en file indienne leur guide : ce sont des tours organisés, les fameux Muskox Safaris dont on voit les publicités un peu partout dans la région. C’est signe que nous sommes au bon endroit, mais aussi que tout ce flot va bientôt venir vers nous. Nous pressons le pas pour prendre de l’avance sur eux. À mesure que les groupes arrivent, les Boeufs musqués s’éloignent derrière le relief et disparaissent. Nous avons eu le temps d’apercevoir des silhouettes et c’est déjà terminé. Nous prenons notre casse-croûte sur place dans l’espoir de les voir surgir de nouveau, en vain. Les groupes en font de même puis repartent.
Nous partons ensuite explorer le plateau un peu plus haut. Les couleurs de ces parterres de toundra changent avec les passages nuageux. C’est d’une beauté à couper le souffle. En remontant un torrent, nous apercevons au loin sur le nouveau plateau où nous arrivons, un groupe de chevaux sauvages. Nous amorçons la descente car il nous reste près de trois heures de marche en sens inverse, pour retrouver le quai de la gare. Au bout d’une demi-heure de descente raide, Marine jette un dernier coup d’œil en arrière, comme pour dire au-revoir à tout ça. «Gab, regarde ! Ils sont là ! On fait demi-tour ?» Bien sûr qu’on fait demi-tour !
Nous remontons la pente au pas de course. Deux personnes sont postées avec leurs jumelles derrière un rocher, à leur hauteur. On avance au-dessus d’elles pour avoir un point de vue plus général, puis retenons notre respiration. Le vent soufflant vers les animaux, ils ont sûrement déjà flairé notre présence. Ils restent cependant paisibles, à brouter, ruminer ou faire la sieste. Les deux plus petits halètent, allongés sur le côté. Est-ce qu’ils ont trop chaud par vingt degrés au soleil sous leur épaisse toison brune ? Les adultes arborent des cornes aplaties formant une raie au milieu qui leur donne un air bien peigné, à l’inverse des plus jeunes qui ont encore quelques poils clairs à cet endroit. Leur gros manteau de très longs poils ondule dans le vent comme les hautes herbes. Il s’arrête net, à l’horizontale, au-dessus de leurs épaisses pattes blanches. Leur regard est doux. Que voient-ils du monde à travers leurs pupilles noires ?
Nous avons passé près d’une heure hors du temps à les observer. Il est maintenant l’heure de rentrer. En montant dans la forêt, nous avions manqué à plusieurs reprises les Bergeronnettes printanières dans les bouleaux. Gabriel avait sorti pour l’occasion un nouveau proverbe : « Pas de Bergeronnette à l’aller, bœuf musqué à l’arrivée ! » histoire d’invoquer quelque chose qui pourrait jouer en notre faveur. Il se trouve qu’elles ont bien voulu se laisser prendre en photo au retour. C’est une grande migratrice qui va bientôt quitter la Norvège où elle a élevé ses petits, et prendre la direction de l’Afrique subsaharienne pour y passer l’hiver.
Nos pensées sont avec les bœufs musqués et l’ambiance de toundra quand défilent sous nos yeux le paysage vu du train.
Merci pour ce récit palpitant parsemé d’averses et de bananes sauvées de la poubelle ! J’ai beaucoup ri avec le proverbe de Gabriel sur les routes mouillées et sèches de la Norvège !
Bonne suite, portez vous bien !
Merci Patricia 🤗
On devrait faire une compilation des proverbes de Gabriel… 😂
C’est toujours aussi beau , malgré la pluie très présente. De belles lumières et des paysages toujours aussi magnifiques!
Merci Merci, on fait de notre mieux 🥰
j’ai bien cherché , je ne trouve pas une seule photo ou vous ne souriez pas ! a croire qu’il ne pleut pas vraiment, qu’il n’y a aucun souci mécanique, aucune mésaventure facheuse…
ha ha ….. mmmmhhh ça fait trop du bien de se brancher sur télécyclopithecus. Bises chaleureuses à vous deux.
Le seul moment où on a pas le sourire en Norvège, c’est quand on fait les courses 😂
Grosses bises Jeandav !!!
et merci pour les photos des boeufs musclés, j’adore ces animaux !
On a vu des vaches musclées aussi 🤪