25 – Trieste > Delta du Pô (km 10500 – km 10837)

  • 2022/11/03 Trieste – Aquileia, 30 km : La réserve naturelle de l’Isonzo
  • 2022/11/04 Repos à Aquileia : Le calme avant la tempête
  • 2022/11/05 Aquileia – Brussa, 71 km : La pinède de Valle vecchia
  • 2022/11/06 Brussa – Sindacale, 31 km : Retrouvailles avec les oies et les grues
  • 2022/11/07 Sindacale – Punta sabionni, 74 km : La lagune de Venise
  • 2022/11/08 Punta sabionni – Chioggia, 36 km : Du cordon littoral à la terre ferme
  • 2022/11/09 Chioggia – Ca Tieppolo, 74 km : Dans le du delta du Pô

En un arrêt de train, nous sommes à Monfalcone, de l’autre côté du golfe de Trieste. La vingtaine de minutes qu’a duré le trajet nous confirme que le littoral est bien encombré, selon un profil d’urbanisation que l’on imaginait bien : des villas agglutinées coincées entre la route côtière et la voie ferrée. Depuis Monfalcone, nous suivons le canal navigable qui part de la anse du port jusqu’au fleuve Isonzo. Celui-ci prend sa source au pied des montagnes du Triglav en Slovénie et rejoint à cet endroit la mer Adriatique. Le dessin de l’embouchure a découpé l’île de Cona, classée en réserve naturelle.

Traversée intense de Trieste
Gare centrale de Trieste
Réserve naturelle de l’embouchure de l’Isonzo et de l’ile de Cona

Nous accédons au sentier sans nous acquitter du forfait d’entrée car la billetterie est fermée (nouveauté italienne : l’accès aux espaces naturels gérés sont parfois payants). Un des gardes, qui nous voit arriver avec la longue-vue, nous ouvre même les portes de la tour où il effectue le comptage quotidien des oiseaux. C’est avec joie que nous retrouvons les Oies rieuses et des Oies cendrées qui caquettent entre elles sur l’herbe verte. Il y a aussi quelques curiosités comme un Ibis sacré, un Tadorne casarca, une Ouette d’Égypte, et un Combattant varié; auxquelles on ajoute des Bécassines des marais, des Canards chipeaux, des Sarcelles d’hiver, des Canards siffleurs… Le garde nous encourage à aller explorer une zone humide dans la région de Caorle près d’une pinède en bord de mer, à deux journées de vélo d’ici. C’est bien noté sur notre carte comme prochaine destination oiseaux !

Oies rieuses, Oies cendrées et Ouette d’Égypte
l’ile de Cona

Nous reprenons notre route en direction du front de mer. De l’autre côté du fleuve Isonzo s’étendent des parcelles cultivées, bien vertes, sur lesquelles nous apercevons des Hérons garde-bœufs en quantité. Ces ardéidés ressemblent un peu aux Aigrettes garzettes, elles aussi bien présentes depuis que nous nous sommes arrivés sur l’Adriatique. Malheureusement, un gros grain nous tombe dessus et cela n’a pas l’air de se calmer. Faute d’abri nous avons sorti notre cape de pluie près d’un arbre au pied duquel la route paraissait plus sèche. À ce moment précis, nous prenons la décision de changer d’itinéraire : bifurquer à l’intérieur des terres où nous aurons des chances de trouver où dormir.

Nous tournons le dos à la lagune de Grado, la première que nous aurions pu explorer, puis trouvons porte close devant le seul camping du secteur, à Aquileia, un village aux nombreux vestiges romains. On s’y attendait un peu… La saison est terminée. En regardant autour, on aperçoit un panneau « Camere / Zimmer / Rooms » au-dessus de la petite épicerie du village. Nous demandons aux hommes qui discutent sur le parvis si la pancarte aux couleurs passées est bien d’actualité. L’un d’entre eux acquiesce, un grand homme aux cheveux blancs et aux sourcils sombres, qui se trouve être l’épicier. Il loue en effet des appartements tout près et nous propose de suivre sa voiture sur quelques centaines de mètres. Un studio de plain-pied sur une cour, abordable, et qui sera parfait pour laisser passer la tempête qui s’annonce.

La pluie s’abat sur les colonnes cannelées des ruines d’Aquileia, et le vent souffle si fort que le rideau extérieur à lamelles s’envole à l’horizontale. Notre toile de tente, qui sèche dans la remorque d’un engin agricole de l’appentis, n’aurait peut-être pas résisté. La pluie, que l’on entend tambouriner sur la tôle du garage, redouble d’intensité en fin de journée pour ne cesser qu’au lendemain matin.

4 Novembre. Le ciel blanc irradie la cour de notre logement dans une lumière irréelle. Un vol de Grues cendrées passe à basse altitude, à pleine vitesse au-dessus des vignes et des maisons du village. Elles sont malmenées par un vent violent qui amène une heure plus tard une pluie aussi lourde que soudaine. Les grues avaient-elles anticipé la tempête ? Nous occupons notre journée de repos au lavage de nos vêtements et la rédaction du carnet de bord, à grand renfort de boissons chaudes. La quantité d’affaires étalées sur les trois lits que compte l’appartement nous impressionne : vraiment, on arrive à rentrer tout ça dans nos sacoches ?

Samedi 5 Novembre. Départ en direction de la lagune de Marano, avec un arrêt ravitaillement prévu à Cervignano del Friuli. Nous remarquons une fois dehors que les sommets lointains des Alpes carniques sont légèrement poudrés. Nous roulons dans la campagne agricole à l’intérieur des terres, où il n’est pas rare d’apercevoir « la garzetta » (aigrette garzette en italien), d’entendre le chant éclatant de la Bouscarle de cetti dans les fossés humides hérissés de roseaux, ou de surprendre des Gallinules poules d’eau en pleine toilette sur le talus d’un canal. Un énorme oiseau noir et blanc au bec courbe attire notre attention parmi les Hérons garde-bœufs : c’est l’Ibis sacré, son grand bec noir courbé rappelant celui du masque de médecin de la peste, repris dans la Comedia dell’arte. Cette espèce est très présente dans la région, tout comme en Bretagne où elle a été accidentellement introduite, et prospère depuis des décennies dans les milieux humides, agricoles et les zones de déchets.

Gallinule poule d’eau
Hérons garde-bœufs
Ibis sacré
Aigrette garzette
Aigrette garzette

Le village de Marano s’est érigé sur une avancée de terre ferme à l’Ouest de la première grande lagune de l’Adriatique Nord. Un village romain, quadrillé, avec ses rues, ses petites places, du linge qui sèche, et des chats. Il est délimité par des canaux menant vers les eaux tranquilles de la lagune, et par des parcelles immergées d’eau saline où l’on aperçoit les premiers flamants roses !

Marano Lagunare
Flamants roses
Vélo rose
Aigrette garzette

Nous ne prenons pas le temps de visiter à pied la réserve naturelle car le temps presse : nous aimerions rejoindre la lagune de Caorle avant que la nuit tombe, car à partir de 17 heures, on ne voit plus grand chose. Cela nous permettra d’explorer la réserve dans les conditions matinales, plus propices à l’observation des oiseaux. Nous entrons officiellement en Vénétie, une fois sur la rive droite du fleuve Tagliamento, et atteignons le village de Brussa au bout d’une interminable ligne droite, à accélérer la cadence à mesure que le soleil disparaît derrière l’horizon. Nous trouvons de quoi installer le bivouac à l’écart de la route principale, sous des tamaris touffus en bordure d’étang.

Dimanche 6 Novembre, nous levons le camp discrètement, hâtés par les coups de feu des chasseurs dont on a du mal à apprécier la position. Sont-ils en train de se rapprocher ? Les détonations sont si rapprochés qu’on pourrait croire à un feu d’artifice. Soit ils sont nombreux, soit c’est l’inverse, et ils vident leurs cartouches comme dans un jeu vidéo. Les deux seules voitures garées à proximité du terrain de chasse nous fait pencher pour la deuxième hypothèse… À mesure que l’on approche de la zone de tir, nous signalons notre présence en faisant tinter nos sonnettes. Un homme est perché sur une de ces affreuses tour de guet dans l’angle du terrain où il exerce son loisir du weekend, en bottes kaki et casque de chantier. Il ne nous a probablement ni vus ni entendus, ce qui ne nous rassure pas vraiment.

Nous atteignons enfin la zone humide dont nous avait parlé le garde de la réserve naturelle quelques jours auparavant. La tour d’observation fera un étendage tout trouvé pour faire sécher la tente trempée de condensation, et le banc en plein soleil est parfait pour sortir le thermos et nos quarts en métal, vite remplis de céréales. De toute la presqu’île sur laquelle nous nous trouvons, la Falconara est le seul carré de zone humide subsistant derrière le front de pins qui nous cache de la plage. Dire qu’à une époque, toute la côte devait ressembler à ça : des roselières abritant les passereaux, des îlots où se cachent les râles d’eau, des arbrisseaux perchoirs de Pie-grièche grise, des plans d’eau pour les canards, grèbes, et autres fuligules.

Observatoire de la Falconara
Zone humide de la Falconara
Bruant des roseaux
Spatules blanches

Deux Spatules blanches passent dans le ciel, à la suite d’un biplan de la même couleur. Et les coups de feu qui n’en finissent pas… Pas moyen d’enregistrer tranquillement les cris des Rémiz penduline que Gabriel photographie. Ces petits oiseaux au masque sombre n’ont pas l’air de nous avoir remarqués, immobiles que nous sommes depuis un long moment à l’ombre d’un arbre. Leur plumage d’automne est moins contrasté que celui du Printemps, le masque noir des mâles est délavé, usé par le soleil. Elles viennent se nourrir en haut des phragmites et sifflent de temps à autre une note tombante.

Rémiz penduline

À partir de 10h30, nous ne sommes plus seuls, les promeneurs et cyclistes défilent et la proximité avec les oiseaux devient compliquée. Nous rencontrons un couple d’ornithologues venus d’Allemagne avec qui nous échangeons brièvement avant de quitter les lieux pour aller voir la pinède et la plage de brussalona. Malheureusement, nous butons devant un passage à gué dans le marais qui sépare la pinède de la plage. Demi-tour. Nous tentons notre chance par l’accès au niveau de Vallevecchia : un grand parking d’où partent des sentiers aménagés jusqu’à la plage. Nous y restons le temps de grignoter nos sandwich, entre les aboiements de chiens, les conversations téléphoniques en italien, et les manœuvres des voitures à remorque transportant des chevaux. Ça a l’air d’être ça l’attraction du dimanche : faire des centaines de kilomètres avec des chevaux dans une boite exiguë, pour venir les monter une heure sur une plage sale et encombrée.

Plage de Vallevecchia

L’étape de la veille ayant été un peu trop longue, nous réduisons celle de la journée en nous donnant un objectif d’une trentaine de kilomètres. Retour en arrière donc, pour contourner par le Nord l’entrelacs de canaux tout en méandres et de digues aux dessins géométriques. Nous faisons une halte où Marine cherche sur une digue un point de vue sur des plans d’eau que l’on devine aux caquètement des oies, les cris des cormorans, et les busards de roseaux qui planent au-dessus. La broussaille est trop épaisse pour distinguer quoi que ce soit. Gabriel n’est pas rassuré quand elle revient : une voiture est passée puis vient de faire marche arrière pour se garer sur la dalle du bâtiment désaffecté à quelques centaines de mètres. Les deux personnes qui en sortent sont vêtues de noir et semblent regarder dans notre direction. Avec ce décor de fermes abandonnées au milieu d’un désert agricole on pourrait facilement s’imaginer dans un film avec des hommes en lunettes noires, en rendez-vous secret pour échanger des mallettes de documents, ou un otage caché dans le coffre.

Nous passons à leur hauteur et distinguons un peu mieux à qui nous avons affaire. Un homme et une femme, jumelles autour du cou et – petit détail, l’écusson du club de motards de Venise brodé sur leur blouson de cuir. « Cercando uccelli ? » demande Marine.

– Vous cherchez des oiseaux ?

– Oui, des oies ! En Novembre, tout ce champ en est couvert, c’est noir d’oies, dit l’homme en balayant l’horizon du bras. Mais il faut attendre encore un peu, à partir de mi-Novembre, elles vont arriver.

Autoportrait

Nous arrivons à Sindacale en milieu d’après-midi où nous faisons une pause dans le bar du village. Ça nous permet de remplir les bouteilles car nous n’avons pas repéré de fontaine sur le trajet (enfin si : il y avait une sorte de source d’eau chaude nauséabonde à la hauteur de l’auberge de jeunesse de Brussa), même si les points d’eau potable ne manquent pas en Italie. Point carto pour repérer le bivouac du jour : le morceau de forêt à la sortie du village pourrait bien être le bon refuge dans ces étendues infinies de cultures et de labours. Ce bois est en réalité un parc public d’après les panneaux, mais nulle mention d’interdiction de bivouac donc tant mieux ! Sans le savoir, nous nous dirigeons vers un observatoire ornithologique surplombant un méandre du canal de Sindacale et une petite zone humide en lisière de forêt.

Le jour tombe, les râles d’eau poussent leurs cris d’estomacs affamés, une bande de Mésanges à longue queue débarque aussi vite qu’elle disparaît, et les Faisans de Colchide toussotent avant de s’envoler avec fracas. Les Grandes aigrettes sont resplendissantes dans la lumière du soir.

Grande aigrette

Un groupe d’Oies cendrées arrive sur le plan d’eau peu après que nous ayons planté la tente. La lune se lève, presque pleine, et peint tous les objets dans une douce palette de noir et de blanc. Une fois à l’intérieur de la tente, ce sont les Grues cendrées qui sont de passage dans le secteur. « Gru grrru gru » font-elles en roulant les « r » comme les italiennes. Les ombres projetées du feuillage sur notre toile de tente sont aussi fortes par cette lueur lunaire que si nous avions planté la tente sous un vieux lampadaire.

Oies cendrées
Oies cendrées

7 Novembre. Quelle merveilleuse nuit ! Nous avons même eu la visite de la Chevêche d’Athéna. Contrairement à ce que le panneau didactique mentionne à propos de l’avifaune du parc, il n’y a pas de Chouette laponne par ici (sûrement une erreur du stagiaire graphiste). Nous rejoignons la route principale par les champs pleins de rosée où nous faisons détaler les chevreuils et les faisans. Les Oies cendrées tendent le cou d’inquiétude et finissent par décoller elles aussi en nous voyant. C’est l’inconvénient du vélo : la silhouette humaine effraie bien plus les oiseaux qu’un humain dans une voiture.

Oies cendrées et Faisans de Colchide

Les grandes allées de platanes nous rappellent ces portions de la nationale 7 du Sud de la France. À quoi reconnaît-on que l’on n’est pas sur la N7 d’ailleurs ? Les nombreux ragondins aplatis par le trafic routier peut-être… Au terme de longues lignes droites, nous arrivons à San Giorgio di Livenza où la route s’incurve temporairement entre deux bras de rivière, pour reprendre aussi sec jusqu’à Eraclea et enfin Lido di Jesolo. « Lido » étant le toponyme pour désigner le cordon littoral protégeant la lagune de la mer, cela signifie que nous touchons au but : la deuxième grande lagune du golfe, celle de Venise ! Venezia ! Sì ! Mi piace !

Aigrette garzette
Aigrette garzette et Cormoran pygmée
Carrelet de pêche
Mouettes rieuses sur un carrelet de pêche

Nous cherchons en vain à nous procurer de l’essence blanche pour le réchaud. On a tenté partout : auprès des boutiques nautiques, les vendeurs de peinture et de solvants, les magasins de bricolage, les enseignes de motoculture… Ce liquide est impossible à trouver en vente libre en Italie. Il faudra se résoudre utiliser le réchaud avec un carburant classique, qui l’encrassera plus rapidement que l’essence raffinée.

Nous fonçons dans les rues vides, non sans apprécier la tranquillité d’une station balnéaire hors saison. Tout comme la marée dépose les coquillages sur la plage, les vagues de touristes et l’afflux d’argent ont jeté sur cette langue de terre une urbanisation boulimique d’hôtels, de parcs de loisirs, de résidences à piscines, de casinos, et de surfaces commerciales. Les vitrines sont blanchies, les stores baissés, les volets fermés, la grande roue est à l’arrêt. Sur les recommandations du couple d’ornithophiles allemands rencontrés à la Falconara, nous entreprenons d’arpenter un archipel tout en îlots et digues donnant sur l’intérieur de la baie. L’odeur du sel et de la vase nous parvient une fois franchi le canal Saccagnana. À partir de là, nous laissons derrière nous le front des constructions pour découvrir les grandes étendues rousses des marais saumâtres.

Village de Lio Piccolo

L’endroit est particulièrement silencieux, à quelques passages de voitures près. Quelques personnes en vélo électrique de location ont terminé leur tour. Depuis la route, nous pouvons observer à loisir les Cormorans pygmées, les Aigrettes garzettes, les Ibis sacrés, les Flamants roses, et Courlis cendrés, pour les plus gros spécimens. Concernant les plus petits limicoles ils se confondent souvent dans la végétation rase. Les Chevaliers aboyeurs et les Chevaliers gambettes sont au repos, en pleine sieste le bec dans les plumes.

Aigrette garzette
Cormoran pygmée
Aigrette garzette
ibis sacrés
Chevalier gambette

Le sentier dont on nous a parlé démarre derrière la place du village, signalée de loin par le grand clocher isolé. On se faufile alors derrière l’église pour monter sur une digue de terre bordée de tamaris. Les vélos ne passent pas dans la chicane, il faut enlever toutes les sacoches pour faire le transfert de l’autre côté ! La boucle sur la digue mesure environ deux kilomètres, à parcourir vélo en main d’après les consignes. La partie la plus intéressante se situe côté Nord, vers l’intérieur de la baie, où nous avons pu repérer nombre de limicoles de petite taille. La longue-vue est nécessaire pour identifier les Bécasseaux variables, les Pluviers argentés et les Pluviers dorés, installés à bonne distance sur les bancs de vase émergés. Sur le trajet retour, nous constatons que l’eau a bien baissé dans le bassin où Gabriel photographiait le Cormoran pygmée en séance de séchage d’ailes. Il y a donc une petite marée bien perceptible.

Cygnes tuberculés
Pluvier argenté et Bécasseau variable

Les ombres s’allongent, les couleurs se réchauffent dans le paysage. Un moment qui signifie que nous devons nous préoccuper de l’endroit où l’on dormira. On écarte l’idée du camping sauvage pour ce soir, car nous participons à une émission de radio en direct sur le thème de la photographie en voyage (nous mettrons le lien vers l’enregistrement quand il sera diffusé). On ne se voit pas parler à voix haute sur un bivouac où il faudrait rester discrets, surtout en zone urbanisée.

Lio Piccolo

Sans trop y croire, nous nous dirigeons vers les campings de la plage et bien sûr : « è tutto chiuso ». La réception d’un des camping est aussi celle d’un établissement luxueux, où la personne chargée de l’accueil nous donne une adresse pour avoir une chambre à prix abordable un peu plus loin. Dans une zone aussi proche de Venise, le budget hébergement explose mais nous n’avons pas vraiment d’autres options. On en profite évidemment pour prendre plusieurs douches, histoire de rattraper notre retard en la matière, et Marine s’extasie devant la version italienne de Top chef. Le principe est identique en tout point, à la différence près que les acteurs parlent beaucoup plus avec les mains et articulent de manière exagérée pour présenter leurs plats au jury.

8 Novembre. Nous rejoignons le quai de départ des vaporetto de Punta Sabionni pour rejoindre l’île de Lido. Seuls un moment devant l’eau, jusqu’à ce qu’un car de d’adolescents nous rejoigne sur les planches du ponton. Nous ne pouvons échapper à la comédie qu’ils nous offrent pendant la traversée : les selfies à répétition entre filles, les lèvres en cul-de-poule devant l’objectif, ou ce jeune homme se filmant en train de faire semblant de chanter, avec des gestes empruntés à ceux des rappeurs, le pantalon descendu en-dessous du caleçon. Il semble faire plusieurs prises sur différents passages d’un même morceau et à chaque fois qu’il enclenche la vidéo, son visage est transformé : les yeux plissés, sourcils de chien battu, l’air crâne.

– Je crois que c’est ça Tiktok : ils tournent une vidéo en playback sur la bande son originale, murmure Marine, comme une grand-mère aurait pu commenter une nouvelle pratique culturelle qui la dépasse.

C’est dans ces moments-là que les rides apparaissent.

Les clochers et les dômes de la cité lacustre apparaissent dans le paysage qui défile à la vitesse de notre navette à moteur. Nous avons fait le choix de ne pas visiter Venise pour éviter la foule, que nous fuyons depuis le début de notre voyage. Les vélos y sont par ailleurs interdits, bien qu’il existe des solutions de location de box sécurisé à la journée. Le Vaporetto manœuvre devant le port de Lido, où un Grèbe à cou noir se maintient à flot dans les remous des sillages croisés des nombreux bateaux. Nous débarquons sur l’île de Lido que nous longeons jusqu’au prochain bac. Tiens, ce long bâtiment moderne en béton blanc, ce auvent en accordéon, mais c’est le palais de la Mostra de Venise ! L’itinéraire cyclable n’est pas passionnant, car bien que côtier, on ne distingue pas la mer, cachée par les hauts murs, les clôtures et les constructions.

Venise

Au moment où nous apercevons l’eau, côté lagune, nous voyons arriver vers nous deux cyclo-randonneurs. Nous faisons la connaissance de Susan et Milan, un couple de retraités slovaques qui eux aussi ont quitté leur appartement parcourir l’Europe. Ils ont l’air aussi ravis que nous de rencontrer des « gens comme eux ». Susan a l’air tout apprêtée, comme si elle sortait de chez le coiffeur, le teint frais, un large sourire sous un joli nez en trompette. Milan a les yeux rieurs, le teint hâlé, des mollets affûtés, et un débit de parole impressionnant. Il veut tout savoir sur notre parcours et nous pose mille questions sur notre matériel. Il nous expose à son tour leurs propres soucis techniques des pneus à la bagagerie. Un clip de sacoche qui casse, c’est peut-être un détail pour vous, mais ça complique le quotidien. Et quand Marine lui offre dans la minute un kit de rechange, c’est tout juste s’il ne tombe pas dans ses bras pour la remercier. Eux non plus ne vont pas à Venise, et ils nous assurent que la suite de notre parcours sur l’île suivante, est très belle.

ile de Lido
ile de Lido
Mouette rieuse
ile de Pellestrina

L’île de Pellestrina est certainement la plus jolie portion du chapelet d’iles constituant le cordon littoral de la lagune de Venise. L’absence de vent et la lumière diffuse participent à cette ambiance abstraite où la surface de l’eau prend la même couleur que le ciel, et qu’il suffit de plisser les yeux pour faire disparaître l’horizon. Les huttes de pêche sur pilotis ponctuent la surface comme autant d’objets incongrus parmi les pieux d’amarrage et les épaves émergées.

Nous prenons notre temps avant de rejoindre la terre ferme par le dernier passage en bac. Une belle découverte que le centre historique de Chioggia, en presqu’île découpée par les canaux et aux façades bigarrées. Comme un petit échantillon de Venise.

Port de pêche de Chioggia
Chioggia

Nous devons nous en éloigner pour trouver notre bivouac du jour qui n’est pas des plus faciles. Le premier morceau de forêt est trop loin et la carte ne nous aide pas à trancher si elle est privée. Nous choisissons de nous rapprocher des berges les plus proches, celle du fleuve Adige qui délimite au Nord l’embouchure du delta du Pô. En comparaison à l’atmosphère irréelle de la lagune de Venise, le paysage est maintenant tout à fait désolant. Des champs à perte de vue, tranchés de canaux d’irrigation puants, et mités partout de maisons tristes. Les derniers rayons du soleil ne parviennent pas à en réchauffer les couleurs, toutes de gris et d’ocres ternes.

La version italienne de « voisins vigilants »

Nous échouons, faute de mieux, au pied de la digue sur un terrain vague partiellement inondé. Pas de pluie annoncée, cela ne devrait pas poser de problème. Une Bouscarle de cetti nous alerte aussitôt, depuis le mur végétal de la rive, que nous sommes chez elle.

Une fois à l’intérieur de la tente, nous nous familiarisons avec les bruits de notre nouvel environnement. Les voitures qui ralentissent toutes à notre hauteur : c’est normal, elles tournent au croisement et ne nous remarquent probablement pas. Les voix de l’autre côté du fleuve : ce sont les pêcheurs qui discutent. Ces grincements répétés : les filets suspendus qu’ils remontent. Et ce moustique invisible qui nous titille les oreilles : s’il est à l’intérieur, c’est un moustique mort. Aux bruits d’origine humaine succèdent les cris des Bécassines des marais en vol, et bien plus tard, ceux de la Chevêche d’Athéna. Les pêcheurs ont bavardé jusqu’à minuit passé, que pouvaient-ils bien se raconter en attendant le poisson ?

Gabriel se réveille en sursaut.

– Et si l’eau était montée pendant la nuit ? Il faut vérifier si la flaque d’à côté n’a pas augmenté de surface. L’embouchure des fleuves est soumise à la marée…

Marine dézippe de son côté pour regarder. Rien à signaler, si ce n’est une lune pleine qui projette des ombres froides.

9 Novembre. C’est un grand jour pour les cyclopithèques car nous sommes aujourd’hui en Camargue italienne à silloner les brins de digues qui tissent une dentelle de cordons de terres émergées entre le fleuve et la mer. Nous avons réservé une chambre pour la nuit afin de nous épargner la charge mentale du bivouac et mieux profiter de la journée. Il fait frais et beau, tout s’annonce bien et prenons notre temps. Dès le premier observatoire de la réserve où nous prenons le café, nous voyons le ciel se remplir d’une nuée de centaines de Flamants roses. Une Grande aigrette se régale d’écrevisses, les Chevaliers gambettes crient à tue-tête, puis une Avocette élégante vient se poser dans une des baisses.

Flamants roses
Rougegorge familier

Nous poursuivons notre route, entrecoupée de nombreuses pauses ornitho jusqu’à ce que Marine aperçoive un panneau mentionnant l’absence de liaison par bateau à Porto Levante. Le bateau que l’on devait justement prendre pour passer dans la partie Sud du delta. Un coup de téléphone à la capitainerie nous le confirme : en dehors de la saison touristique, la laison n’est assurée que les fins de semaine. Les choses se compliquent. Nous n’avons pas d’autre choix que de remonter ce bras du Pô jusqu’au pont puis de redescendre la même distance sur l’autre rive.

Cormorans pygmées
Courlis cendrés et Ibis sacrés
Grèbe huppé
Cormorans pygmées
Tariers pâtres mâle (gauche) et femelle (droite)
Pluviers argentés
Flamants roses
Tadorne de Belon
Aigrette garzette

Marine a paniqué dans les gros échangeurs routiers par lesquels nous avons dû passer, mais nous arrivons tant bien que mal du bon côté du fleuve à Porto di Levante, au terme de trente kilomètres de détour. Assez de temps perdu, revenons à nos oiseaux. Les meilleurs points d’observation ne sont pas ceux des observatoires. Le niveau de l’eau variant constamment, c’est plutôt là où elle convient aux échassiers qu’ils se rassemblent en plus grand nombre. Aussi, c’est au niveau d’un des bassins gravillonnés, de faible profondeur que nous avons repéré la plus grande concentration d’espèces d’échassiers. Une quarantaine d’Avocettes élégantes se toilettent au pied d’une dizaine de Flamants rose (pour certains bagués), parmi lesquels ont remarque des Chevaliers aboyeurs et gambettes, et surprise : deux jolies Échasses blanches. Une espèce qui n’est pas sensée hiverner ici. Vont-elles bientôt migrer au Sud ? Deux Bouscarles sont si proches qu’on distingue à l’œil nu tous les détails de leur plumage brun chaud. Mais elles sont si rapides et promptes à se cacher qu’aucune des tentatives de Gabriel pour les prendre en photo n’aboutit.

Cormoran pygmée
Échasse blanche
Avocettes élégantes et Flamants roses

Il commence à faire faim, et nous attendons de trouver un endroit remplissant deux critères importants : bien exposé au soleil, et avec quelques oiseaux à observer pendant le repas. Une station de régulation des niveaux rejette à gros bouillons une eau laiteuse qui attire notamment des quantités de Mouettes rieuses et une quinzaine de Grèbes à cou noir. Un endroit pas des plus charmants, mais qui remplit les critères essentiels. Malgré nos précautions pour monter discrètement sur la digue, les grèbes disparaissent sous l’eau pour ressortir plus loin. Nous sortons toutes nos affaires et étendons la toile de tente en contrebas, sur l’herbe du talus. Un chat tigré arrive sur les gros blocs de pierre du soutènement, chassant de petits rongeurs. Une fois tous les deux installés sur notre bâche qui sert de nappe, les grèbes reviennent confiants vers les eaux poisonneuses.

Ibis sacrés
Grèbes à cou noir
Grèbe huppé (gauche) et Grèbe castagneux (droite)
Repaire de cormorans

L’heure tourne, et avec le détour phénoménal que nous avons dû faire, l’hôtel nous paraît bien loin. Nous pédalons encore quelques kilomètres sur les digues pour basculer dans la plaine agricole, au moment où nous sentons que la lumière décline de plus en plus rapidement. Nous atteignons le village de Ca tieppolo à temps, de l’autre côté du bras du fleuve Pô di Venezia au Sud du delta. Un bivouac aurait été amplement possible au vu de la configuration des digues du fleuve en grandes terrasses enherbées. C’est plutôt rassurant pour l’épisode qui nous attend : celui où nous remontons le fleuve jusqu’à Piacenza (Plaisance pour les francophones).

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