- 2022/11/10 Ca Tieppolo – Polesella, 67 km : Sacoches vides et carottes moisies
- 2022/11/11 Polesella – Mirandola, 63 km : Plein Ouest avec les Grues cendrées
- 2022/11/12 Mirandola – Brescello, 70 km : La dame blanche du village Don Camillo
- 2022/11/13 Brescello – Rottofreno, 103 km : Bivouac du sanglier paniqué
- 2022/11/14 Rottofreno – Tortona, 70 km : Bourbier de glaise et nouvelle panne
- 2022/11/15 Tortona – Cassinelle, 53 km : Ciao plaine du Pô !
- 2022/11/16 Cassinelle – Giusvalla, 37 km : Habemus bruma
- 2022/11/17 Gisuvalla – Vetria, 51 km : Aux sources de la Bormida
- 2022/11/18 Vetria – Sarola, 62 km : Tunnels mortels et oliveraies inhospitalières
- 2022/11/19 Sarola – San Lorenzo al mare, 20 km : Repos réparateur sur la mer
- 2022/11/20 San Lorenzo al mare – Cagnes sur mer, 51 km : Passage de frontière en bonne compagnie
10 Novembre. Nous émergeons d’un long rêve, fait de lagunes pleines de vie, de lumières douces, de Flamants roses se reflétant dans l’eau, d’Aigrettes garzettes la tête dans les épaules côtoyant des Cormorans pygmées en séance de séchage, les ailes ouvertes. Les images de la veille dans la réserve du delta du Pô nous paraissent bien loin depuis la chambre que nous avons louée dans la bourgade de Ca Tieppolo.
Les volets roulants grincent en tirant sur la sangle noircie par l’usure. Les hauts murs gris de la cour intérieure ne laissent entrevoir qu’un petit carré de ciel gris. La pluie rebondit sur les couvercles des conteneurs d’ordures entreposés sous les fenêtres. Le carrelage est froid, la lumière artificielle nous donne le teint vert. Et comble de la déception, la douche est tiède… Les températures de consigne ont-elles été revues à la baisse avec la crise du gaz en Europe ? On craint alors d’autres coupes budgétaires sur la formule « petit-déjeuner inclus ».
Dans le doute qu’il ne soit pas assez copieux pour nos estomacs, nous engloutissons une dose de muesli avant de nous rendre à la réception, à quelques minutes à pied, la capuche vissée jusqu’aux sourcils. La réceptionniste voit arriver nos deux silhouettes encapuchonnées et nous propose de prendre place sur des chaises molletonnées. Le buffet offre une profusion de gourmandises qui nous fait immédiatement regretter d’avoir mangé avant de venir. On trouve tout de même de la place pour quelques croissants fourrés, des toasts au fromage fondu, des craquinettes à la noisette, du jus de fruits, et un délicieux cappuccino mousseux, comme les italiens savent si bien le faire. Une bonne manière de fêter nos neuf mois d’itinérance !
Nous rassemblons nos affaires éparpillées dans la chambre, bourrons les sacoches et harnachons nos vélos sous une mince avancée de toit. Notre routine est si bien rodée qu’on pourrait la décrire les yeux fermés : « là tu clippes une à une les quatre sacoches principales… maintenant j’entends le tintement des bouteilles en inox dans le porte-bidon … le bruit du scratch de la sacoche de cadre … J’entends que tu rajoutes sa housse de protection pour les jours de pluie… Ah, ça, c’est l’élastique des tendeurs qui fixent le sac étanche sur le porte-bagage arrière … et ce « clac » sec, c’est celui de la sacoche de guidon !»
En quelques coups de pédale, nous rejoignons la digue du bras de fleuve Po di Goro et découvrons le profil du paysage que nous aurons sous les yeux pendant les jours suivants. Une piste cyclable en haut de digue, alternant entre le gravier ou le vieil asphalte rugueux ; à notre droite la berge du fleuve, et à notre gauche, la grande plaine agricole ponctuée de fermes en ruines, de cultures de peupliers et de labours fraîchement retournés. Et la grisaille qui ne se dissipe que vers onze heures.
La digue se hisse au-dessus d’un immense talus étagé, formant de grandes terrasses enherbées qui retiennent notre attention de bivouaqueurs. Cette topographie conviendra tout à fait pour planter la tente le soir venu. Les cyclistes que nous croisons en sens inverse nous saluent gaiement de « ciao » répétés plusieurs fois, ou bien nous gratifient d’un pouce en l’air. Cela anime un peu notre journée grise où l’on sent le plafond nuageux peser de plus en plus lourd au-dessus de nos têtes. Il n’est pas rare d’observer des Hérons garde-bœufs en quantité dans les champs ou dans les talus. Ces petits hérons blancs affectionnent les milieux agricoles et la proximité du bétail, pour les ressources en insectes divers que cela leur procure. Il est amusant de les voir à l’affût de leurs proies dans le sillage des charrues mécaniques, nullement impressionnés par la dimension ni le vacarme des machines.
Les deux petits points sur la carte que nous sommes suivent au plus près le dessin des méandres. On tournicote le long du fleuve jusqu’à l’affluent principal Po di Venezia, bien plus large. C’est à ce niveau que l’on trouve de quoi faire une halte, dans la guinguette abandonnée du petit port de Serravalle, un unique ponton étroit sur lequel se sont greffées de modestes embarcations. Nous faisons les fonds de sacoches car il n’y a plus grand-chose à manger. D’ordinaire, nous avons au moins un œuf dur et du fromage (pour l’apport en protéines), quatre tranches de pain complet tartiné de mayonnaise ou de sauce burger, des légumes râpés à l’économe, des comprimés effervescents de vitamines, un fruit et des biscuits pour le dessert. Nous terminons nos provisions en regardant sur la carte où pourra bien se situer le prochain ravitaillement. Ça urge, car nos dernières carottes sont moisies au point qu’une fois bien épluchées et débarrassées des tâches sombres, il n’en reste qu’une sorte de maigre frite molle pas très appétissante.
Les mésanges à longue queue accompagnent notre cortège, volant de branche en branche dans la ripisylve. Le jour baisse. Un murmure d’étourneau s’élève en colonne puis s’aligne au-dessus des peupliers jaunis par l’automne, comme un seul être polymorphe à l’humeur changeante. Nous poussons l’étape jusqu’à Polesella où notre carte numérique indique une supérette. Le fleuve est si large qu’il y a bien trois kilomètres à faire pour passer de l’autre côté. Encore un petit effort et nous y sommes. Sauf que le commerce repéré n’est pas une supérette, mais une jardinerie ! La carte n’est pas à jour. « Ils vendent bien des trucs à manger, mais qui n’ont pas encore poussé ! » plaisante Gabriel en regardant les sachets de graines exposés entre les râteaux faneurs et les sacs de croquettes pour chien.
On se rabat, faute de mieux, sur le petit primeur du bout de la rue, à qui l’on achète quelques bananes à un prix prohibitif -que l’on pourrait qualifier de norvégien, si l’on se remémore le standard scandinave pour les fruits et légumes. On ne résiste pas à en manger une partie dont on laisse les peaux dans le premier conteneur que l’on voit. Et là, surprise, le bac est rempli de petits pains briochés emballés dans du plastique. Sûrement la poubelle d’un restaurant dont on cherche l’enseigne dans les environs sans la trouver. Nos réflexes de goélands norvégiens ressurgissent tout à coup (voir les épisodes 19 et 20 où nous nous sommes initiés à la discipline du « dumpster diving ») et plongeons sans hésitation les mains dans les sacs pour en sauver de quoi prendre notre petit déjeuner du lendemain.
Marche arrière toute, de l’autre côté du pont, car nous avons repéré une terrasse sans vis-à-vis en contrebas de la digue. Quelques personnes nous surprennent en train de planter la tente au coucher du soleil, des promeneurs de chien ou des joggeurs, comme d’habitude.
Comme d’habitude, nous déroulons nos matelas à l’intérieur de notre maison provisoire, valve ouverte pour qu’ils se gonflent d’eux-mêmes. Comme d’habitude, on les recouvre de notre sac de couchage qui surgit de la sacoche tel un animal trop longtemps comprimé. On dispose sur ce qui pourrait être notre table de chevet, la sacoche de guidon contenant nos affaires les plus précieuses (papiers, jumelles, appareil photo, téléphone, batterie). La lampe frontale et la trousse de toilette prennent place dans le filet supérieur. Les sacs contenant nos vêtements servent d’oreiller.
Toutes les sacoches ainsi vidées du nécessaire pour la nuit et pour le repas sont rangées dans les auvents avec les bouteilles d’eau et le thermos, rempli d’eau préalablement bouillie. Quand le temps le permet, nous prenons les repas du soir dehors, mais en ce moment, il fait nuit noire autour de dix-huit heures et l’humidité ambiante nous en dissuade. Notre tambouille est très simple, et l’on a conscience qu’elle ne ferait pas saliver un gourmet. On ne peut pas vraiment dire que l’on « dîne », mais plutôt que l’on « s’alimente » si l’on s’en tient à notre recette la plus courante, que l’on partage volontiers, puisse-t-elle en inspirer certains.
Verser dans une gamelle en inox une tasse de semoule de blé dur, grain moyen et une pincée de sel. Ajouter un volume équivalent en eau bouillante et couvrir pendant quatre minutes. Une fois la semoule gonflée, ajouter la moitié d’une boite de conserve de légumineuses : lentilles, pois chiches ou haricots blancs à votre convenance. Recouvrir le tout de trois généreuses cuillères de sauce cuisinée (tomate ricotta ou mélange masala pour ne citer que les meilleures). Mélanger le tout, et déguster sans attendre ! Pour la vaisselle, verser un peu d’eau chaude et diluer les restes dans un bouillon à avaler en quelques gorgées pour ne rien perdre. Éponger et sécher ce qu’il reste avec un mouchoir ou une feuille d’essuie-tout récupérée dans les toilettes d’une station service.
11 Novembre. Lever de camp aux premiers rayons du soleil. Nous restons néanmoins sur place car l’orientation est favorable, et dégustons les pains glanés la veille, remplis de morceaux de bananes saupoudrés de chocolat en poudre. « Ch’est un peu checoch’ », on comprend mieux pourquoi ils ont atterri dans une poubelle. Avec ça dans le ventre, nous atteignons rapidement Ferrare par la berge, que nous quittons pour rejoindre notre point de ravitaillement.
Une arrivée en ville comme une autre : la piste débouche sur une route puis sur un boulevard, et nous rejoignons le flot des voitures ronronnant devant les feux rouges. Les gens pressés nous dépassent en trottinette électrique. Les sans-abris du pied du rempart nous dévisagent. Marine attend près des vélos et peaufine l’itinéraire de la journée sur son téléphone, pendant que Gabriel sélectionne les provisions pour une autonomie d’environ trois jours. Il revient les bras chargés et raconte la scène qui vient de se produire à l’intérieur.
Un homme a repéré nos vélos à l’entrée et identifié Gabriel, qu’il aborde amicalement lors du passage en caisse. Il s’émerveille de notre parcours et ébruite notre histoire dans la file d’attente. La caissière s’anime, pose des questions à son tour, l’homme traduit le récit de Gabriel à l’assemblée. La discussion prend son chemin, passe de bouche en oreille, et va jusqu’à atteindre le bout de la file ; comme dans un film burlesque, où l’histoire parvient au dernier dans une version déformée et amplifiée « Comment ? Des funambules en monocycle qui reviennent de Sibérie tractés par des grues ? ». L’homme en question se dirige vers nous alors que nous avons achevé de ranger nos sacoches dehors. Marine découvre le visage de cet italien enthousiaste, un brun longiligne au teint frais, les cheveux ondulés rabattus en arrière, dégageant un grand front barré de trois plis lui donnant l’air étonné.
– Vraiment, c’est inspirant, je voudrais faire la même chose un jour . Je le ferai ! Un jour je le ferai !
Il nous quitte avec cette promesse, qu’il formule pour lui plus que pour nous, la main sur le coeur puis pointée vers nous, comme un joueur de foot qui viendrait de marquer un but.
Plutôt que de retrouver les berges du Pô, Marine suggère de couper au plus court plein Ouest en direction d’une zone humide à moins de quarante kilomètres de Ferrare. On totaliserait une journée à soixante bornes, ce qui reste raisonnable si l’on se réfère à notre moyenne quotidienne de cinquante kilomètres. À mi-parcours, nous nous arrêtons à la hauteur de Bondeno, sur une aire de pique-nique accolée à une petite chapelle de brique près de la voie ferrée.
Au moment de de faire place nette sur la vieille table en bois lacérée d’inscriptions gravées au couteau, nous entendons un cri lointain qui nous réchauffe le cœur. Des grues ! Elles ne tardent pas à apparaître dans le ciel. Marine les suit aux jumelles. Gabriel saisit l’appareil photo, un peu tard pour capter la quarantaine de Grues cendrées en migration. Elles volent plein Ouest, comme nous.
Si ça se trouve, on les retrouvera ce soir à Valle Mirandola. C’est avec cet espoir que nous filons sur les routes cabossées de la rase campagne d’Émilie-Romagne. Nous installons le bivouac à temps alors que le ciel se remplit d’un rose vif, avant de s’assombrir pour de bon. À cet instant précis, les râles d’eau commencent à grogner, leur cri semblable à un estomac affamé. On entend aussi les vocalises acrobatiques des Vanneaux huppés. Une quinzaine d’Oies cendrées animent le ciel de leur silhouette familière. Elles cherchent sûrement leur bivouac du soir. Et puis enfin, un peu avant dix-neuf heures, alors que nous sommes déjà dans nos duvets, les cris des grues se font entendre et s’évanouissent, avalés par la nuit.
12 Novembre. Nous guettons la moindre silhouette gruiforme dans les champs, en vain. Celle des Hérons cendrés nous fournit parfois de faux espoirs. Elles ont pu passer la nuit bien plus loin, elles qui sont capables de longs voyages nocturnes. Marine demande aux oiseaux que l’on rencontre sur le bord du chemin, s’ils ont des indices à nous donner.
– Bonjour Cigogne blanche, avez-vous croisé les grues ?
– Ces migrantes qui prétendent voler mieux que nous ? Saviez-vous qu’on les appelle les « cranes » en anglais ? Des crâneuses, des crâneuses !
Marine n’insite pas, le différend qui les oppose est bien décrit dans la Hulotte (le magazine le plus lus dans les terriers) ; il ne vaut mieux pas raviver les vieilles querelles, et demander à quelqu’un d’autre.
– Et toi le Chevalier culblanc, sais-tu où elles ont dormi ?
– J’ai le bec dans le fossé toute la journée, je ne sais pas, je ne sais pas !
– Et toi le Bruant des roseaux, tu dois bien savoir quelque chose?
– Oh, vous savez, moi, je suis bien trop occuppé à grignoter les phragmites, je n’ai rien vu, je n’ai rien vu !
La piste de graviers rejoint l’asphalte, nous soulageant enfin des secousses de la route qui s’ajoutaient au vent de face. On trouve de quoi s’assoir pour le café, et de quoi remplir nos gourdes dans un jardin d’enfants à Mortizzuolo. Devant nous, trois ou peut-être quatre jeunes adultes rentrent dans une petite voiture rouge. Mais elle ne bouge pas d’un pouce. Une demi-heure plus tard, une fois notre collation terminée, nous réalisons à l’odeur de fines herbes qui se dégage de la Fiat Panda, qu’elle s’est transformée en aquarium de fumée.
La suite de l’itinéraire n’est pas bien plus joyeuse que ce matin gris et froid. Une succession de lignes droites où l’on alterne entre le désert agricole et les zones urbanisées. Lors d’un arrêt technique pour entretenir nos vélos (la chaine et les galets de dérailleurs ont été bien encrassés suite aux kilomètres sur la piste), nous sommes accostés par le garde de la gravière désaffectée devant laquelle nous sommes arrêtés.
Un homme rondouillard, crâne rasé, une veste polaire criblée de trous, nous propose de nous ouvrir le site dont il doit débroussailler un secteur (il défait le cadenas de la lourde chaîne tendue entre deux plots). Le garde ne nous inspire pas vraiment confiance ; et plus il insiste pour nous trouver un coin où camper dans l’enceinte qu’il surveille, plus on a envie de partir.
Nous trouvons refuge quelques kilomètres plus loin, dans un grand parc piéton sur la rive droite du fleuve Pô que nous avons plaisir à retrouver. Les voitures n’y passent pas, c’est la garantie d’être tranquilles pour la nuit. Les grues passent autour de 19h30 alors qu’il fait nuit noire, et que l’on prépare sous la tente nos futures étapes pour quitter au plus vite la morne plaine du Pô.
13 Novembre. Réveil brumeux, comme on pouvait s’y attendre en dormant près du fleuve. Nous épongeons la tente trempée de condensation avant de la replier. Avec la technique des lingettes absorbantes, on arrive à retirer près d’un litre d’eau du double-toit.
Nous avons eu de la visite cette nuit. En plus de dame Hulotte, la dame blanche a trahi sa présence par ses hurlements entre minuit et deux heures du matin. Cette Effraie des clochers habite peut-être dans une vieille grange des environs, ou dans le clocher du village, qui sait.
De clocher, le village de Brescello en possède bien un, mais pas de trace de pelottes de réjection en vue au pied de l’église Santa Maria Nascente. Un détail nous frappe cependant sur une des places pavées du centre : Fernandel est représenté sur une immense fresque murale. Un peu plus loin, Fernandel de nouveau, version bronze grandeur nature, en soutane. On comprend que Brescello a servi de cadre à la fiction de Don Camillo, le curé italien qui s’embrouillait avec ce communiste de Peppone.
Le petit déjeuner expédié dans le parc du centre ville (faute de soleil), nous nous réchauffons en pédalant toujours vers l’Ouest, le long d’un bras mort du fleuve. La perspective d’une pause ornitho dans la réserve de Parma Morta est tentante, malgré notre objectif de rallonger les étapes quotidiennes.
La réserve naturelle de Parma Morta est accessible par un chemin herbeux, qui reste praticable sans avoir à descendre des vélos. Mais les points de vue dégagés sur les étangs sont rares. Il faut se faufiler dans la broussaille et se tapir dans les buissons pour observer sans les déranger les quantités de canards parmi lesquels Marine identifie deux Canards siffleurs. Cette espèce niche dans le Nord de l’Europe puis migre une fois la période de reproduction terminée vers le Sud. Ces individus, dont le plumage n’est plus aussi contrasté qu’en période de nidification, ont donc vraisemblablement atteint leur aire d’hivernage dans la Plaine du Pô, après avoir passé le printemps et l’été en Scandinavie ou en Sibérie. Plus loin, sur un banc de graviers, il est intéressant de voir l’un à côté de l’autre les deux espèces de cormorans que l’on trouve dans ce secteur. La différence de taille est conséquente entre le Grand cormoran et le Cormoran pygmée, qui porte bien son nom. Bon, pas d’autres curiosités parmi les Canards colvert, on reprend la route !
Par chance, à la sortie de la réserve, nous rejoignons un chemin de digue agréable, et nous nous laissons guider jusqu’à Colorno. Pourquoi tant de voitures tout à coup ? Le village de Polesine est si embouteillé de voitures garées à la hâte ou cherchant à se garer, que l’endroit ressemble aux environs du stade de Grenoble un soir de match. L’explication se trouve sur les affiches que nous voyions sans les déchiffrer depuis des kilomètres : c’est une foire au jambon de Parme, à quelques semaines des fêtes de fin d’années. C’est donc ainsi que terminent les cochons de la plaine, en blocs ficelés sous le bras des consommateurs satisfaits d’avoir pu acheter un morceau à la foire de Novembre.
Nous trouvons à Cortemaggiore l’endroit parfait pour notre pause méridienne. C’est comme si la structure en dôme du jeu d’enfants était taillée pour y étendre notre tente. Deux petites filles arrivent, suivies de leurs parents, et choisissent les balançoires. La tente est déjà sèche, on range le tout et on redécolle pour une après-midi qui se résume à une corvée d’asphalte jusqu’aux environs de Plaisance. Il est trop tôt pour songer à un bivouac à l’Est de la ville, que nous choisissons de dépasser en vitesse pour en trouver un à l’Ouest.
Mais les tâches grises de notre carte correspondant aux aires urbanisées, s’étalent encore bien au-delà du périphérique. On fonce avec des oeillères dans les zones commerciales. Notre salut dépendra une fois de plus des berges hospitalières du Pô dont nous avons repéré un méandre qui s’incurve au plus près de notre tracé. Nous bifurquons brusquement plein Nord pour le rejoindre, enchainant deux ponts, l’un sur la voie ferrée, l’autre sur l’autoroute. Le hic, c’est que le moindre morceau de parcelle est labouré.
La recherche de bivouac se corse et l’heure tourne. Nous mettons un moment à trouver un espace libre pour notre tente. Et finalement, au bout du cent-troisième kilomètre de la journée, nous échouons sur une sorte d’aire de retournement, en contrebas du chemin de terre. Quelques grumes sont disposées en vrac, juste devant l’épaisseur de saules qui nous sépare de la berge. Gabriel met en route le réchaud, et Marine part à la recherche d’un accès à l’eau. Il doit bien y avoir une petite plage de graviers derrière les tas de souches et de branchages. Quelque chose bouge derrière le bois mort. Un sanglier émerge suivi de deux jeunes.
La scène dure moins d’une seconde. Marine se fige à quelques mètres, le sanglier pousse un cri bref en l’apercevant, fait aussitôt volte-face et disparaît en courant, les petits à sa suite. De retour à la tente, Marine inspecte les traces dans la glaise. Ce n’est pas par ici qu’ils ont l’habitude de passer ; tant mieux, on ne les gênera pas dans leur parcours. Les sangliers sont parait-il très routiniers dans leurs déplacements, c’est la raison pour laquelle il est préférable de ne pas positionner le bivouac près d’une sente qui pourrait être fréquentée. Ni à un endroit où la terre a été retournée, cela va de soi. Quand nous constatons qu’un terrain est manifestement sur leur territoire, on dit entre nous qu’il est « bien sanglionné », ou bien que « ça sanglionne pas mal par ici. ».
14 Novembre. Les grues sont passées vers 23 heures la veille. Et les sangliers ont fait leurs petites affaires dans leur coin. Le flair légendaire de Gabriel relève une forte odeur au réveil. Un mammifère a dû marquer tout près pendant la nuit. Il n’a pas plu, et pourtant, le chemin de terre s’est transformé en boue collante qui s’accumule sur nos pneus en effet boule de neige, jusqu’à atteindre les garde-boues. En quelques mètres on se retrouve coincés, contraints de tout décrotter, puis de recommencer jusqu’à ce que le terrain devienne plus favorable.
Nous traversons un élevage de bovins où l’on remet une couche de bouse sur celle de glaise. Les vélos (et nos chaussures) sont dans un état lamentable. Nous retrouvons la route principale non sans soulagement. Quelques minutes plus tard, un Faucon pèlerin fait son apparition près d’un château d’eau. À la première station de lavage qui se présente, nous offrons à nos vélos la formule complète qu’ils méritent : mousse lavante et double rinçage haute pression !
Pause midi à Broni, où Gabriel constate qu’un troisième oeillet support de porte-bagage a cédé. C’est le point faible de nos vélos, ces trous de fixations soudés sur le cadre ne résistent pas bien aux vibrations et au poids de notre chargement. En attendant de faire une réparation plus durable, un collier métallique de plomberie fera l’affaire pour terminer la journée. Par précaution, on essaie d’éviter les rues pavées des villes que l’on traverse pour ménager la réparation de fortune, mais ça n’est pas toujours possible, alors on ralentit.
La pluie arrive en milieu d’après-midi et nous terminons bien mouillés à Tortona, une ville installée sur la rive de la Scrivia. Nous avons repéré une zone verte de l’autre côté, entre la rivière et l’autoroute. La visibilité est mauvaise avec la pluie, toutes les voitures et les camions roulent feux allumés. Il est presque dix-sept heures. Vraiment temps que l’on trouve où se poser, car rouler dans ces conditions devient dangereux et la fatigue se fait sentir. En plein milieu du pont routier, alors que l’on guette notre rétroviseur en prévision du croisement qui nous attend à la sortie, une dizaine de grues nous survolent, assez bas pour distinguer leurs yeux.
– Quelle joie de vous revoir en plein jour ! Où allez-vous ? Dites nous !
– Au-delà de la méditerranée, là où la terre ne gèle jamais, là où la terre ne gèle jamais.
Elles suivent la rivière en direction du Sud, l’air résolu. Peut-être font-elles parties de celles qui migrent au-dessus de la Corse et de la Sardaigne pour rejoindre la Tunisie.
Notre intuition était bonne car le chemin repéré n’est pas accessible en voiture. Une fois passé les silos de la gravière, nous trouvons une petite plateforme entre deux arbres le long du chemin, avec une vue imprenable sur l’autoroute d’un côté, et sur une vaste étendue de bois déchiqueté de l’autre (le coin toilettes sèches est tout trouvé!). Nous avons bien avancé aujourd’hui. Si tout va bien, demain, nous quittons la plaine pour gagner la chaîne de montagne qui nous sépare de la méditerranée.
15 Novembre. Réveil sous la pluie, qui amplifie la rumeur de l’autoroute. Gabriel parvient à faire une réparation plus costaud en inversant les écrous d’axe de roue de nos deux vélos. Celui de Marine étant cylindrique, la réparation tiendra mieux qu’avec un écrou conique sur lequel le collier de serrage a moins de prise. Dans une trentaine de kilomètres nous nous arrêterons dans un magasin de bricolage pour acheter de quoi fabriquer une platine percée à installer sur l’axe. Ça ne résoudra pas pour autant le fait qu’en cas de crevaison sur la roue arrière, on se trouvera bien embêtés de défaire tout ce système pour extraire la roue…
Le auvent de MondoBrico nous offre l’abri dont nous avions besoin pour être au sec et pique-niquer, après une matinée sous la pluie où nous n’avons changé de direction que deux fois (c’est dire la monotonie du parcours). À partir d’Ovada le relief se soulève et nous quittons peu à peu la plaine pour les contreforts des alpes ligures aux allures prometteuses. De petites routes noeuses comme on les aime, des vignobles dans la pente, des terrasses cultivées, des villages perchés. Le groupe scolaire de Cassinelle attire notre attention d’architectes : un bâtiment moderne tout en pilotis et en escaliers, flanqué dans la pente raide.
Au terme de trois tentatives dans notre recherche de bivouac (les deux premières étant dans un état de sanglionnage avancé), nous trouvons un terrain vague à notre mesure, et installons le camp entre une palette de vieilles tuiles et un frigo sans porte. D’un coup d’œil, on évalue le vis-à-vis avec les maisons alentours. Pas de lumière, ni de feu de cheminée. Personne. Une forte odeur de menthe se dégage au moment d’étendre la première bâche au sol.
16 Novembre. La brume a transformé le paysage, drapant tout de blanc. Quelques maisons accrochées au versant opposé se révèlent par petites touches dans le brouillard, comme essuyées du doigt sur une vitre embuée. Marine change ses patins de freins en prévision des étapes en dent de scie que nous réservent les prochains jours. Puis on attaque dans le dur, là où nous avions laissé la côte de la veille, jusqu’au point culminant de Cimaferle. Nos pieds ont du mal à se réchauffer dans les chaussures mouillées. Les versants abrupts sont d’autant plus vertigineux qu’on ne distingue pas le fond des vallées. Changement de tenue avant la descente jusqu’à Fondoferle. Une descente si raide que l’on s’inquiète : si nous rencontrons les mêmes pentes à vingt pour cent dans l’autre sens, il faudra renoncer, car c’est mission impossible chargés comme on l’est.
Les petites routes blanches de notre tracé ne nous inspirent pas, alors on opte pour les jaunes, plus larges et généralement moins raides. Nos pieds sont congelés, et vue la pâleur de nos orteils, il est urgent d’employer les grands moyens : le sac congélation par-dessus une paire de chaussettes de rechange ! L’éclaircie tombe vraiment bien sur Mioglia. Nous avons de quoi étendre toutes nos affaires et déjeuner assis sous le kiosque du village. Le curé nous salue avant de rentrer par la lourde porte de l’église au fronton coloré. Un chat roux nous rend visite, mais il a quelque chose d’étrange sous le museau. De la bave mousseuse, couleur vert-de-gris. Marine le repousse du pied à plusieurs reprises, et comme pour se venger, il va uriner sur le poncho étendu sur son vélo. L’après-midi est plus douce, et nous apprécions le moindre rayon de soleil à travers nos vêtements sombres. Mais il décline rapidement et part se cacher derrière le relief, un peu trop tôt à notre goût. Nous prenons de la hauteur à Giusvalla dans l’espoir de gagner encore quelques minutes du précieux rayonnement.
Sur le seul champ encore éclairé, en lisière des arbres jaunes, vient d’arriver une voiturette blanche. On choisit de pousser un peu plus haut pour être tranquilles, mais les panneaux « terrain privé » ou « chasse gardée » qui se multiplient nous en dissuadent. On revient donc poser nos vélos dans le champ près de la voiture, et fermons les yeux, le visage tourné vers le soleil. « PAN! » Nous sommes tirés de notre léthargie reptilienne par le coup de feu qui vient de se produire tout près. Un homme plutôt âgé surgit de la frange d’arbres, une longue housse en bandoulière dans le dos, que l’on devine envelopper un fusil. Sans nous regarder, il rejoint sa voiture et démarre aussitôt. Il ne s’est pas passé plus de dix minutes entre son arrivée et son départ en voiture. Nous sommes sidérés qu’un tel événement puisse se produire : un homme armé, non signalé, non visible, qui vient juste « tirer un coup » à quelques mètres de la route.
Il est temps de rejoindre l’aire de pique-nique que nous avions repérée à l’aller. Un petit enclos recouvert de feuilles de châtaignier, avec ce qui devait être une table avant qu’elle ne s’effondre, des poubelles qui débordent, et un point d’eau malheureusement condamné. Malgré cela, le coin nous convient. Les châtaigniers nous masquent du village, et nous avons la garantie de ne pas nous trouver sur un terrain privé, ce qui est rassurant, au vu des nombreux panneaux de mise en garde. Un chien tire sur sa laisse dans notre direction. Le maître a l’air de s’excuser en le retenant.
-Il veut juste dire bonjour.
Nous nous en approchons pour qu’il puisse nous sentir de plus près ce qui a l’air de le satisfaire. Ce sera la seule visite que nous aurons dans la soirée. Une Chouette hulotte survole notre bivouac. Il fait six degrés lorsque l’on s’endort.
17 Novembre. Un peu de soleil nous fait du bien pendant que nous descendons de notre montagne en vue d’un ravitaillement. La possibilité de s’offrir une séance à la piscine municipale de Carcare, rien que pour la douche est tentante, mais nous prendrait un peu trop de temps car il faudrait y aller tour à tour. Et puis, on n’est pas à quelques jours près, la dernière douche remontant à une semaine lorsque nous étions à l’hôtel. On trouvera bien un point d’eau ce soir pour faire un brin de toilette. Le seul inconvénient étant pour Marine de ne pas pouvoir se laver les cheveux : à l’eau glaciale, cela devient difficile.
Les sacoches étant de nouveau remplies avec ce qu’il faut pour tenir jusqu’au littoral, nous faisons maintenant halte à Millesimo, village évoquant Pont-en-Royans avec ses façades colorées juchées en rempart sur la rivière Bormida. Puis nous quittons les grands axes pour remonter en pente douce mais continue le cours d’eau qui se rétrécit à mesure que l’on avance. Il y a peu de circulation. La voix d’un homme qui chantonne nous parvient de l’autre côté de la rivière à la hauteur d’Acquafreda. L’ambiance de l’arrière-pays de Ligurie nous plaît, et nous met en confiance ; car en moyenne montagne, nous avons la certitude de trouver de l’eau claire et des zones dépeuplées propices au bivouac.
Nous quittons le cours de la Bormida à la hauteur de Caragnetta. Le jour baisse et nous nous donnons une demi-heure pour trouver un endroit qui nous plaît. Au-delà, on passerait en « code rouge », avec le risque de planter la tente dans l’obscurité. Nous sommes encore en « code orange » quand nous dépassons l’église de Vetria. Et là, pas de chance, nous lisons sur un panneau que la route du col est fermée. On s’arrête, on sort la carte (enfin… les téléphones) et on parlemente sur les alternatives. Ou bien on s’engage tout de même sur cette route, au risque de grimper pour rien, ou bien il faut faire demi-tour. Ce n’est pas la première fois que ce cas de figure se présente. Et la plupart du temps, on s’est entêtés malgré la signalisation en se disant « à vélo, ça passe » pour se heurter finalement à une impasse. On hésite encore, quand une habitante de la dernière maison du village vient à notre rencontre.
– Vous pouvez passer. Même avec la machine, je prends cette route.
La machine, ça doit signifier le tracteur ou un engin agricole. Donc effectivement, « à vélo, ça passe ». Nous voilà rassurés. Nous remercions notre messagère providentielle et poursuivons notre ascension le long d’un petit torrent qui coule sur notre gauche. Une terrasse envahie de feuillus en surplomb de la route fera un bivouac parfait. En quelques impulsions nous hissons les vélos sur le tapis de feuilles mortes. Le torrent n’est pas loin, et il fait encore clair pour aller se laver.
18 Novembre. L’air est glacial et sec comme un jour d’anticyclone. Les genoux sont froids et nos muscles trop raides pour attaquer tout de suite la côte. Une astuce que l’on applique dans ces cas-là : commencer à pied en poussant le vélo pour mettre en route le corps en douceur. Bien dérouler le pied au sol, étirer adducteurs et les muscles du mollet (le soléaire et le poplité pour les experts en anatomie), et remonter sur le vélo quand tout semble bien échauffé.
Un glissement de terrain entrave la route sur une petite portion transformée en piste. C’était donc ça le motif de fermeture. Premier arrêt à la source bienfaisante de Ciumbere dont on aurait eu tort de se priver. Car si l’on en croit les informations affichées, elle préserverait (tenez-vous bien) du rachitisme, de l’intoxication alimentaire, de l’hypertension, de l’obésité et de la Goutte. Et il faut bien admettre que dans les heures qui ont suivi nos premières gorgées du liquide miraculeux, nous n’avons eu effectivement aucun symptôme des maux décrits.
Enfin le col de la Rionda. Il est en plein soleil. Les Sittelles torchepot s’en donne à cœur joie. Un Pic noir passe en flèche, ailes repliées pour se poser contre un tronc à portée de jumelles. On entend des pas dans les feuilles mortes. Des cueilleurs de champignons parcourent la hêtraie. Le pic disparaît.
Sous ce ciel sans nuage et dans les couleurs flamboyantes de l’automne, la descente est grisante. Elle prend fin à Garessio où nous rejoignons la rivière Tanaro qui nous guide en douceur jusqu’à la bourgade d’Ormea. Elle a des airs de Châtillon-en-diois, avec ses rues étroites pavées, ses passages voûtés et les arcs de pierre entre les façades. Quelques hirondelles de rochers prennent un bain de soleil sur le clocher de pierre, et nous faisons de même en bas, sous le tilleul de la place principale, jumelle de celle du reviron à Châtillon.
Plus que deux cents mètres de dénivelé et nous atteignons le col de Nava, le dernier de l’épisode italien, pour basculer sur les versants méditerranéens par un axe routier très fréquenté. L’aventure aurait pu se terminer avant que l’on revoit la Méditerranée, car on a bien failli terminer comme les ragondins de la plaine du Pô, tout juste bons à faire des paillassons.
On descendait tranquillement du col jusqu’à ce qu’on ait d’autre choix que d’emprunter la SS28 menant à Imperia. Chaque dépassement de véhicule est stressant. Les panneaux de mise en garde concernant les accidents de la route et les morts de motards ne sont pas rassurants. Premier viaduc, premier tunnel : tout se passe bien. Mais les deux tunnels suivants sont en travaux, mal balisés avec des plots fixes rabattables sur la ligne centrale empêchant les dépassements. Certains automobilistes restent derrière nous, les plus nerveux passent sur les plots pour nous doubler, donnant de bruyants coups de latte sur le châssis.
Le pire est encore à venir : un conducteur de camping-car au quotient intellectuel d’une olive verte se dit, « ça passe entre le vélo et les plots » et claque le rétroviseur de Gabriel, suivi de trois autres voitures qui ne nous avaient probablement pas vus. De quoi vous donner des fourmis du poplité jusqu’à l’échine.
On a encore les jambes qui tremblent pendant la recherche de notre bivouac. Mission compliquée dans ces villages escarpés plantés d’oliveraies bien gardées. On a beaucoup apprécié le panneau « attention au chien et au patron » montrant un doberman et un revolver. On grimpe, on cherche, on fait des détours, on glisse sur les olives incrustées dans l’asphalte en poussant les vélos, on envisage l’hôtel… Et on tombe sur une route communale du versant nord à Sarola, avec un élargissement à la mesure de notre tente. On ne fait pas les difficiles, on est rincés! Demain c’est douche et hôtel obligatoires pour se remettre de nos émotions. Le concert de rougegorges et de Fauvettes à tête noire s’interrompt aux dernières lueurs.
19 Novembre. Une voiture vient se garer à côté de notre tente vers sept heures du matin alors que nous bouclons les sacoches. C’est un couple d’ouvriers agricoles qui se rendent sur les oliveraies par une rampe raide en béton strié que nous n’avions pas remarquée la veille. Ils sortent du coffre ce qui ressemble une fourche à longs doigts : les peignes vibreurs des ramasseurs d’olives. Ils ont le visage des andins et nous apprenons -destin étonnant, qu’ils sont originaires du Pérou, qu’ils ont quitté depuis douze ans.
Après un petit déjeuner contre l’église la plus proche, un cappuccino à Pontedassio est l’occasion de se réchauffer et de demander aux riverains s’ils connaissent une adresse d’hébergement bon marché dans le secteur. Le serveur donne un coup de fil pour nous à une connaissance, mais sans succès. Les offres les moins chères se situent autour d’Imperia, sur la mer, à moins de quinze kilomètres d’ici. Mieux vaut travailler ce petit morceau d’itinéraire sans les tunnels pour se préserver d’un nouveau traumatisme.
En regardant les minuscules triporteurs (typiquement italiens) stationnés sur la place, on se fait la réflexion qu’après tout, ils ne sont ni bien plus larges qu’un vélo à sacoches, ni bien plus rapides que nous. Est-ce que le conducteur de camping-car aurait pris le risque de dépasser un petit utilitaire de ce type ? Inutile de ressasser, nous sommes en vie – c’est le principal, et nous venons de trouver une chambre disponible dès le début d’après-midi à San Lorenzo al mare. Sus à la douche !
20 Novembre. Lucie et Alex, deux voyageurs à vélo avec qui nous avons échangé depuis le début de l’aventure, nous attendent en terrasse à San Lorenzo. Eux aussi ont quitté travail et maison pour gagner la Scandinavie, et rentrer au bercail par l’Europe centrale. La différence étant qu’il l’ont fait avec leur chien et leur chat ! D’où leur pseudonyme « Syklopattes » sous lequel ils communiquent sur les réseaux sociaux. Nous aurions presque pu nous croiser en Norvège, nous avons manqué une occasion en Slovénie à quelques jours près, et c’est en Italie que nos routes se croisent enfin, pour faire l’étape ensemble jusqu’à la frontière française. On les repère aisément, à côté de la carriole qui transporte leurs animaux de compagnie. Nous ne nous sommes jamais rencontrés avant et pourtant, ce rendez-vous a des allures de retrouvailles, tant nous avons la sensation de nous connaître via les vidéos, les photos, les récits partagés en ligne.
Le convoi exceptionnel prend forme sur la grande piste cyclable en bord de mer, aménagée sur l’ancienne voie de chemin de fer. Faux départ ! Lucie vient de coincer un de ses tendeurs de bagages dans la roue arrière. Quelques tours de roue ont suffi pour bloquer définitivement la rotation. Au terme d’une opération chirurgicale de précision, les lambeaux de sangle élastique sont retirés de la cassette arrière, et l’on peut repartir. La piste est si large que que l’on peut pédaler deux par deux pour discuter en route : matos, bivouac, projets pour la suite. L’urbanisation du littoral ne nous enchante guère, mais avec un temps radieux et en si bonne compagnie, nous pédalons avec entrain. Halte à Sanremo où il faut aller chercher la vue sur la mer au-delà des voitures, des manèges de la fête foraine et des baraques à frites ; puis sur la plage de Bordighera, dont une partie est aménagée en circuit de 4×4 tout terrain. Quelle misère…
La piste du littoral s’interrompt et nous n’avons d’autre choix que de grimper par Vintimille, théâtre du drame des migrants refoulés à la frontière. Menton est à portée de vue puis nous passons la douane sans encombre au terme du cinquantième kilomètre de cette belle journée à quatre cyclistes. Alex et Lucie choisissent l’option bivouac sur la plage (ce que l’on n’aurait jamais osé faire si près de la ville). Pour nous, ce sera chez l’habitant ce soir ! Pierre, du réseau Warmshower nous accueille chez lui à Cagnes-sur-mer, où nous nous rendons en quelques arrêts de train, qui nous téléporte au-delà des agglomérations de Monaco et de Nice en moins d’une heure. Cycliste et militant de la cause du vélo en ville, il est aussi engagé dans des démarches d’incitation à la sobriété des collectivités à titre bénévole. Nous partageons un bon repas concocté à six mains ; puis Pierre nous conseille sur le meilleur itinéraire jusqu’aux gorges du Verdon et nous nous endormons épuisés sur le clic clac. La journée du lendemain s’annonce chargée si nous voulons monter jusqu’à Gréolières pour bivouaquer.