27 – Cagnes-sur-Mer > Case départ (km 11483 – km 11930)

  • 2022/11/21 Cagnes sur mer – Gréolières, 41 km : Dans les Gorges du Loup
  • 2022/11/22 Gréolières – Brenon, 45 km : Du Loup au Jabron
  • 2022/11/23 Brenon – Moustiers Sainte Marie, 52 km : Verdon vertical
  • 2022/11/24 Moustiers Sainte Marie – Villemus, 57 km : Sur le plateau de Valensole
  • 2022/11/25 Villemus – Oppedette, 32 km : Lubéron Nord
  • 2022/11/26 Oppedette – Lioux, 42 km : De passage dans les ocres
  • 2022/11/27 Lioux – Fillol, 13 km :Cache-cache dans les cèdres
  • 2022/11/28 Fillol – Caromb, 38 km : L’atelier des vélos de Martin
  • 2022/11/29 Caromb – Aubres, 45 km : Entrée en Drôme
  • 2022/11/30 Aubres – Saint May, 25 km : Le long de l’Eygues
  • 2022/12/01 Saint May – Cornillon sur l’Oule, 18 km : Les vautours du rocher du Caire
  • 2022/12/02 Cornillon sur l’Oule – Menglon, 43 km : Retour à la case départ

21 Novembre. Pierre nous a accueillis chez lui comme des rois. Nous repartons de Cagnes-sur-Mer avec un bon petit déjeuner dans l’estomac, une délicieuse tourte maison pour notre pique-nique et un itinéraire aux petits oignons que notre hôte nous a recommandé. Il faut toujours suivre les bons conseils des locaux. Plutôt que de passer par Saint-Paul-de-Vence (un peu raide) nous remonterons en douceur les Gorges du loup pour nous hisser jusqu’à Gréolières avant la nuit. Ça va grimper ! Un ravitaillement s’impose avant de quitter les zones urbaines, car dans l’arrière-pays, nous avons peu de chances de trouver une épicerie bon marché. Nous sommes d’ailleurs bien surpris du coût de la vie à notre retour en France. Tout était moins cher il y a dix mois… Et il y a quelques jours en Italie, c’était bien plus abordable.

Le mystère des mécanismes de l’« enflation » nous taraude encore dans la côte de La Colle-sur-Loup, où nous sommes abordés par un automobiliste sympathique qui nous invite à prendre le thé chez lui. Nous rencontrons Eric, pas tout à fait la cinquantaine, lunettes à monture épaisse et grands yeux bruns, autour d’une revigorante infusion gingembrée qui tombe à pic dans cette matinée bien fraîche. Il a beau être ingénieur et concevoir des stations d’eau potable bourrées de technologie pour l’armée, ce qui l’intéresse chez nous c’est la frugalité de l’itinérance ; à laquelle il a goûté sur les chemins de Compostelle. C’est pour lui l’occasion de poser toutes les questions pratiques : Comment trouver un bivouac ? Comment se laver ? Comment trouver de l’eau ? En bref, tous les défis qui font notre quotidien de nomades à vélo. Notre rencontre sera peut-être un déclencheur pour envisager un séjour cyclo en famille, qui sait ?

Pierre nous avait bien conseillés : les Gorges du loup sont magnifiques et la montée douce et régulière. Ici une cascade, là un petit tunnel, et oh ! Des cerfs en haut sur le flanc de la montagne ! Comment arrivent-ils à se frayer un chemin dans les chênes et les pins sans se prendre des branches dans leurs grands bois ? On se repose un peu au Pont-du-Loup avant d’attaquer la partie la plus raide de l’itinéraire. Le poids des vélos se fait sentir, les pneus collent à l’asphalte, et Marine est à la traîne aujourd’hui. La pluie arrive en fin d’après-midi alors que nous sommes dans les derniers lacets. Gréolières est quasiment désert à l’exception d’un fumeur à sa fenêtre et d’un promeneur de chien. Enfin, le jour tombe et nous repérons à l’écart du village un petit abri contre un rocher : un mur d’escalade au parterre de graviers roulés, qui conviendra tout à fait pour planter la tente. Aucun vis-à-vis, fréquentation proche de zéro (à part un gentil chien qui vient en repérage) et toutes les prises de résine sont autant de patères pour suspendre nos affaires trempées. Gabriel lance le réchaud. Marine vérifie la pression de ses pneus. Il manquait deux bars…

22 Novembre. A 1300 mètres d’altitude, on est loin de la douceur méditerranéenne des derniers jours ! Nous plions le camp en vitesse pour trouver plus loin un refuge dans les locaux de « l’amicale bouliste » à l’abri du vent glacial. Heureusement pour nous, vulnérables cyclopithèques tributaires des éléments, le temps s’adoucit sur la route d’Andon ; et nous retrouvons notre ombre portée sur le bitume. Le cris des Craves à bec rouge nous parvient, renvoyés en écho sur les lumineuses falaises de calcaire blanc. Nous croisons le regard de quelques chevaux, de trois ânes gris, et celui de rares automobilistes. Mais il faut renoncer à faire une pause déjeuner à Andon car le vent qui balaie le col est à vous cryogéniser sur place. Espérons que le prochain village de « Caille » doive son nom aux galliformes plutôt qu’à la rudesse du climat.

En réalité, Caille serait un toponyme, qui désigne un lieu surplombé d’un roc. On aborde le village de pierre par une grande plaine pâturée et un carré de soleil sur le banc de la mairie invite sans équivoque à réchauffer nos mains et nos pieds engourdis dans la descente. Nous sommes ravitaillés en eau grâce à l’épicière ; détail non négligeable car les fontaines en état de fonctionnement sont rares en cette période de gel. Un étrange objet derrière la vitrine de la mairie nous intrigue. Il s’agit de la plus grande météorite de France. Plus de six cent kilos de métal venus de l’espace, découverts par hasard il y a deux siècles… Le bloc servait de forge ou simplement de banc avant d’être élevé à la catégorie de trésor scientifique.

Une petite descente nous mène tranquillement dans la vallée du Jabron où nous guettons sur les rives une plage ou un morceau de champ en friche qui pourrait bien accueillir nos deux carcasses secouées par le vent. Nous sommes attendris par un chien errant qui nous suit sur plusieurs kilomètres, à trottiner devant nous et jetant de temps à autre un regard par dessus l’épaule qui pourrait très bien dire « vous m’adoptez, pas vrai ? ». Notre compagnon nous lâche dans un village, où les odeurs du pied des façades sont visiblement plus fortes qu’une promesse d’adoption. Peu après Brenon, un pont de pierre enjambe le cours d’eau à sec, et nous offre un point de vue sur une plage enherbée qui a tout l’air d’un coin parfait pour une baignade en été, et pour un bivouac tranquille en automne. Nous prenons place sous les pins, en ayant préalablement nettoyé les traces d’origine humaine comme les foyers de pierre et les déchets. Nous avons pour principe de toujours laisser la place plus propre qu’elle n’était auparavant, bien conscients que nous ne sommes pas les derniers occupants. Maintenant il ressemble vraiment à un bivouac mille étoiles cet endroit ! D’ailleurs, il fait si clair cette nuit que la voie lactée trace son ruban lumineux dans l’encre du ciel sans nuage.

23 Novembre. Trois points sombres sont accrochés dans le ciel blanc. Des vautours ! Il est pourtant tôt pour que ces lève-tard se mettent en activité, mais il semblerait que le vent les aide à planer en sur place au-dessus du Fayet. Dommage pour nous en revanche, car d’après les prévisions, nous avons droit à une journée avec un gros vent de face qui nous scotche dans les vertigineuses Gorges du Verdon. Au moins, cela ralentit notre progression pour profiter plus longtemps du paysage.

Nous comptions sur la supérette de La Palud-sur-Verdon pour faire un ravitaillement d’appoint en produits frais, mais elle est fermée à cette période de l’année. Ça discute autour d’un vin blanc devant le café du village dans une ambiance décontractée. La propriétaire d’un gîte décharge du bois avec son compagnon. Hors saison, cela devient compliqué de faire ses courses ici, nous apprend-elle. Mais si c’est le prix à payer pour profiter du Verdon sans touristes, on veut bien se passer de légumes pour aujourd’hui. Quel bonheur que de découvrir la route vertigineuse des gorges sans camping-car collé aux fesses, sans musique sur les parkings bondés, sans poubelles qui débordent, sans le vrombissement des motos dans les épingles…

Au détour d’un virage le lac de Sainte-Croix apparaît, grande tâche verte aux berges sèches, qui laissent deviner que le niveau est particulièrement bas. Dire que Pierre, qui nous avait parlé de cet itinéraire, a regrimpé jusqu’en haut rien que pour le plaisir d’une deuxième descente. Le paysage en vaut la peine, mais ce n’est certainement pas le genre d’objectif que l’on pourrait se fixer à l’heure actuelle. Le temps est plutôt à la recherche de bivouac, une fois dépassé le village de Moustiers-Sainte-Marie. Nous prenons la direction de Puimoisson en espérant trouver quelque chose avant d’atteindre le prochain village. Notre instinct nous dit que cette zone de débardage roussie par les écorces de pin pourra convenir. La pente n’est pas idéale, mais fatigués comme on l’est après une journée à lutter contre le vent, on ne fait pas les difficiles et plantons la tente dans l’angle de la parcelle pour nous reposer aussitôt.

Nous entendons au loin les voitures sur la route, qui ralentissent avant l’épingle, changent de régime puis s’éloignent après le virage. Mais l’une d’elles ne suit pas le même scénario, et l’on entend la voiture passer sur du gravier pour s’arrêter à notre hauteur. Simple coïncidence ? On n’a même pas le temps de se poser la question, que nous sursautons sur nos matelas gonflés aux coups de klaxon qui retentissent. Silence. Puis à nouveau un double coup de klaxon. Gabriel est déjà dans son duvet, alors Marine sort voir ce qu’il se passe, et découvre le véhicule stationné de l’autre côté de la haie, feux allumés. L’obscurité ne permet pas de bien distinguer les visages de l’homme et de la femme assis à l’avant.

– Bonjour ! Nous sommes de passage juste pour la nuit. Ça ne pose pas de problème si l’on s’installe ici ?

– Ha ! C’est une femme et elle parle français, s’exclame la femme, comme pour elle-même. Vous êtes seule ? Demande-t-elle ensuite.

– Nous sommes deux randonneurs à vélo. Mon compagnon se repose à l’intérieur.

– Bon. Nous habitons au bout de la piste, dit l’homme. Ce terrain n’est pas à nous mais je ne pense pas que cela ne pose pas de problème. Vous aurez sûrement la visite du renard ou des chevreuils cette nuit. Juste pour information, nous passerons de nouveau vers huit heures demain matin.

– Très bien, nous serons partis d’ici-là. Merci !

La voiture redémarre. C’est étrange, ils avaient l’air soulagés que nous parlions français. Nous auraient-ils pris pour des clandestins avec notre tente sans voiture ? Nous sommes sidérés de la manière dont il nous ont abordés. En klaxonnant ! C’est assez violent comme façon de rentrer en contact, alors qu’il suffit de baisser sa vitre pour dire quelque chose… C’est la première fois de tout le voyage que notre bivouac suscite la méfiance.

24 Novembre. Nous avons déguerpi rapidement ce matin pour aller chercher le soleil un peu plus haut sur le plateau et nous offrir ainsi une cuisine avec vue : ouverte sur un champ de lavande sec, et avec de quoi faire carburer les panneaux solaires. La route de Puimoisson à Valensole est magnifique. Nous avons même la chance de croiser la route d’un Vautour moine, une rareté comparée aux Vautours fauves que nous voyions en quantité dans le Verdon. Le temps est au beau fixe et le paysage nous enchante. Nous apercevons au loin les sommets enneigés de ce qui doit être le massif du Queyras, avec un premier plan rayé par les cultures de lavandes. Les Troglodytes mignon plongent dedans pour s’y planquer à notre passage. Impossible à prendre en photo ceux-là…

Arrivés à Valensole, on se renseigne sur les épiceries mais manque de chance, nous n’arrivons pas au bon horaire. Le casse-croûte attendra Manosque, où nous débarquons affamés au supermarché, et grignotons contre la façade métallique, à même le parking. Un cycliste à sacoches, cadre aluminium, pneus larges, équipement léger, est posté devant l’entrée. Il nous répond en anglais avec un accent espagnol. Originaire des Baléares, il a entrepris de parcourir seul une bonne partie du littoral méditerranée jusqu’en Italie pour terminer à Venise. Notre itinéraire en sens inverse, finalement. Nous avons donc pleins de conseils à échanger et lui aussi, car nous prenons la route d’Apt d’où il est parti ce matin. Nous souhaitons bonne route à Javier dans son aventure méditerranéenne et lui à son tour.

– Attendez-vous à une bonne montée cet après-midi !

La montée vers Villemus n’est pas si exigeante que ça, mais avec les vélos chargés, on la sent passer. Nous nous arrêtons avant d’atteindre le village et plantons la tente dans l’espace laissé à l’intérieur d’un grand lacet de la route, entre des gerbes de genêts à balai. Ce n’est pas le bivouac du siècle, mais c’est ce que l’on a trouvé de mieux avant d’être trop fatigués. Malgré la proximité de la circulation, on entend distinctement le Roitelet huppé qui susurre quelque part dans un des pins et le Bruant zizi qui vocalise dans la haie du pré voisin.

25 Novembre. Nous remontons rapidement sur nos vélos pour aller prendre une chicorée chaude dans un coin plus charmant que notre sortie de virage dans les genêts. En moins de trois kilomètres, nous atteignons une plateforme au pied d’une antenne, en belvédère sur le Luberon et le Mont Ventoux. Si on l’avait su hier, on aurait sûrement fourni l’effort nécessaire à ces petits kilomètres. Nous y restons un long moment, le temps pour Gabriel d’appeler ses proches, pendant que Marine observe les Alouettes lulu et les Milans royaux du coin. Nous arrivons vers onze heures à Villemus où nous trions nos déchets dans les conteneurs. Au pied de l’un d’entre eux se trouve deux cartons bien propres, remplis d’œufs. La date limite a l’air d’être bonne, pourquoi s’en priver ? Deux demi-douzaines siouplait ! Et avec ceci ? Ce sera tout.

Villemus ne manque pas de charme mais tout est à l’ombre, et il est encore tôt pour s’y arrêter. C’est à Reillane, sur les coteaux au Sud que nous trouvons l’endroit parfait pour faire cuire nos œufs sur une aire de pique-nique en marge du village. Nous empruntons l’itinéraire cyclable partant vers l’Ouest, le long d’une courbe de niveau puis descendons à Céreste où nous manquons le bon embranchement pour s’engouffrer dans les Gorges d’Oppedette. Oppedette, c’est un petit détour, mais rien ne presse notre retour. Nous serons au pied du Vercors début décembre, bien avant les retrouvailles familiales de fin d’année ; alors autant en profiter pour visiter cette belle région du Luberon tant que le temps est doux. Et il y a peut être une chance de voir des oiseaux des falaises comme le Tichodrome échelette, un merveilleux assemblage de plumes grises, rouge, et noir tacheté de blanc.

Triste spectacle, le ruisseau du Calavon est complètement à sec. Les gorges n’en sont pas moins belles, et l’on peut observer du haut du premier pont un groupe de Mésange à longue queue. Le deuxième belvédère, à côté du village est encore plus impressionnant. Pas de tichodrome en vue. On entendra peut-être le Grand duc d’Europe si l’on en croit les panneaux pédagogiques. Nous avions repéré deux coins à fort potentiel de bivouac en chemin, mais on peut tout aussi bien rester près du belvédère pour renouveler nos observations le lendemain. L’inconvénient est que les seuls secteurs plats sans empierrement sont jonchés de papier toilette datant de la saison estivale. On est partis pour une grande session de nettoyage… Pourquoi n’apprend-on pas à l’école qu’il ne faut pas laisser de trace ? Ça ne coûte rien de garder avec soi ses déchets en attendant de trouver une poubelle.

26 Novembre. Le Grand Bubo n’a pas chanté cette nuit et toujours aucun tichodrome en vue. Une fois le petit déjeuner terminé nous prenons la route de Apt en passant par la D22. Les Mésanges à longue queue nous jouent encore des tours dans les feuilles de chêne sèches. Elles ne tiennent pas en place et ne reviennent jamais se poser au même endroit. C’est un vrai casse-tête pour Gabriel car le temps de faire la mise au point, elles sont déjà loin.

Nous trouvons à Apt un oiseau un peu plus coopératif mais dont la présence sur le petit plan d’eau de la Riaille est aussi incongrue que celle des Pingouins torda observés en ce moment dans le port de Marseille. C’est une jeune Mouette tridactyle, qui comme d’autres congénères est perdue à l’intérieur des terres, loin du littoral atlantique où elle hiverne normalement. En cause, les vents violents de ces derniers jours. Les mêmes qui nous ont scotchés dans les descentes !

Hasard des choses : Thierry, un ornitho isérois et fidèle lecteur de cylopithecus, avait informé Marine de cette incursion inhabituelle de Mouettes tridactyles en Isère une heure avant qu’on en fasse la découverte dans le Vaucluse. Malheureusement, les chances de survie de ces individus sont minces, si loin de la mer. Cela fait peine à voir, car celle que nous avons sous les yeux guette le lancer de ligne des pêcheurs pour se précipiter sur l’appât. Elle va finir par se prendre un hameçon c’est sûr… Cette rencontre nous replonge dans nos souvenirs du Varanger, où nous avions observé des poussins tout gris dans les nids de la colonie d’Ekkeroy.

Après Apt, notre itinéraire s’oriente vers le Nord-Ouest car notre prochaine étape importante se situe à Méthamis, dans le Parc naturel régional du Mont Ventoux, où nous allons rencontrer le fabricant de nos futurs vélos ! Gabriel mène le projet depuis des semaines en correspondant régulièrement avec Martin Weisser (alias MWCycles) sur le montage à la carte de vélos robustes, et nous tenions à le rencontrer pour sceller la commande.

Passage à Roussillon et ses falaises d’ocres, dont l’ambiance est à la fête avec du Céline Dion à fond les baffles et des odeurs de merguez. Nous nous en éloignons pour trouver avant Lioux, un bivouac qui sent le thym et le romarin, en contrebas d’une aire de repos. Les sangliers farfouillent pas très loin, remuant les branchages bruyamment dans ce que l’on devine être l’ancien cours d’eau, du temps où l’eau coulait par ici.

27 Novembre. Des coups de feu retentissent vers huit heures, au moment de plier nos affaires. Le tintement des clochettes des chiens se rapprochant, Marine décide de rendre notre bivouac plus visible en disposant les gilets fluo sur les vélos. Les clochettes et les aboiements s’éloignent, mais nous hâtons tout de même le rangement pour aller chercher le soleil. Le village de Lioux se situe au pied d’une longue falaise de plusieurs kilomètres, devant laquelle nous passons presque toute la matinée, confortablement installés sur une table et des bancs en pierre.

Nous guettons l’avancée du soleil sur le lotissement derrière nous. Il peine à émerger au-dessus des falaises de la Madeleine. Encore quelques minutes et nous l’avons en pleine figure. Un élément perturbateur vient déranger les nombreux Choucas des tours installés sur les rochers. Un chasseur vient de libérer ses chiens au pied de la falaise, dont les aboiements amplifiés par la paroi viennent troubler le silence de ce dimanche matin. Un des habitants, excédé, crie vers la falaise avec les mains en porte-voix « MAIS TA GUEULE !», ce qui nous laisse penser que ce conflit d’usage a déjà eu lieu plus d’une fois.

Un petit groupe de Venturons montagnards s’installe dans les arbres effeuillés près de nous. On reconnaît les adorables passereaux jaune-vert que l’on observe l’hiver dans les vignes de Châtillon, avec leur cris « électroniques » et leur propension à s’intégrer sur les branches, les pattes bien repliées. Il est temps de reprendre la route et de se rapprocher un peu plus de ce long morceau de calcaire, que les puissances de la tectonique ont fait émerger il y a près de trente millions d’années. Bingo ! Ce n’est pas un, mais deux Tichodromes échelettes que Marine repère sur la paroi. Invisibles dans la longue-vue, il suffisait de se rapprocher pour détecter le vol papillonnant de ces oiseaux des murailles.

Nous battons aujourd’hui le record de la plus courte étape. Treize kilomètres. Cela tient notamment au fait que nous sommes un peu en avance pour rencontrer Martin à Méthamis. Ce n’est pas pour autant que le parcours manquait de piquant. Un patou domestique est venu nous grogner dessus en plein effort. Sa maitresse n’était pas loin mais n’a pas réussi à le faire obéir. Dans ces cas-là, mieux vaut descendre du vélo et le positionner entre soi et le chien. « Plume » qu’il s’appelait, ce gros machin plein de poils. « Plume », sans blague. Le bivouac du soir est paumé dans une plantation de cèdres à la hauteur de Fillol, dans une zone bien dépeuplée. Et pourtant, au moment de planter la dernière sardine, nous entendons une voix d’homme dans le bois.

– Où est-elle bon sang, elle commence à me casser les c******* ! ».

C’est vrai qu’on est dimanche, les chasseurs cherchent leur chien tard dans l’après-midi, c’est un classique à la campagne. Un homme surgit de nulle part et nous sommes aussi surpris que lui.

– Vous cherchez votre chien ? Demande Marine.

– Non, ma copine. C’est pas tout à fait pareil. Répond-il en souriant à moitié.

Puis il repart comme il est venu. Claquement de porte, démarrage de voiture. Ils sont repartis. A moins qu’une femme erre maintenant seule dans les bois, abandonnée à la nuit tombante. On explose de rire.

28 Novembre. Nous avons entendu les Grues cendrées ! Deux groupes sont passés à quatre heures, puis à cinq heures du matin. On n’espérait plus croiser leur route, si loin des grandes vallées fluviales. Ça c’était la bonne nouvelle. L’autre c’est qu’il pleut et que les prévisions ne sont pas bonnes pour la journée. Nous arrivons trempés à Méthamis, où le lavoir du village nous offre un abri parfait pour le petit-déjeuner, puis nous migrons au café où le gérant nous regarde de la tête au pied.

– Un brasero et un porte-manteau, c’est ça ?

– Volontiers ! Et deux cafés allongés s’il vous plaît.

Martin ne tarde pas à nous rejoindre et prend place avec nous. Grand, calme, avec un petit accent allemand. Ses mains robustes rendent la tasse d’expresso ridiculement petite. Elles sont de celles qui travaillent, bricolent, démontent, assemblent. Quelques instants plus tard nous sommes dans son atelier, devant un vélo sur la même base de ceux qu’il nous fabriquera. Nous l’essayons à tour de rôle pour vérifier si la taille nous convient. Verdict : deux tailles L du cadre « aventure » en vert ! C’est un des modèles qu’a dessiné MWCycles, qui est ensuite fabriqué par une petite usine de Taïwan, et mis en peinture pas loin d’ici. On apprend ainsi que Taïwan produit la grande majorité des aciers spécialisés que l’on retrouve dans les vélos, et que c’est des usines taïwanaises que sortent les fameux Surly, la Rolls du vélo de voyage. Tous les détails ont été mis au point par Gabriel et Martin avant notre rencontre, il ne reste plus qu’à lancer la commande et les vélos seront prêts avant la fin du mois de Janvier.

Nous repartons sous la pluie, avec le dos du poncho qui claque au vent dans la descente. Mormoiron, puis Caromb, pour échouer près du lac de Paty après une douloureuse côte. Le panneau « courage c’est dur », complété manuscritement par un smiley avec les yeux en croix, ne mentait pas. Nous nous abritons sous l’avancée de toit de la buvette et décidons d’y déployer la tente pour la nuit.

29 Novembre. Nos genoux commencent à grincer et les muscles à souffrir un peu. Nous révisons notre itinéraire sur une terrasse de café de Malaucène pour ménager nos articulations. Le col de Prémol plutôt que celui de Pennes-le-sec, nous mènera plus tranquillement jusqu’à la maison, et nous pourrons ainsi aller saluer les Vautours des baronnies au passage. En fin de matinée nous sommes déjà à Vaison-la-Romaine, où nous faisons un crochet pour le dernier ravitaillement du voyage. Comme d’habitude, c’est Gabriel qui est chargé des courses et Marine reste dehors près des vélos. Un homme en parka de laine et chapeau de feutre vient lui parler, intrigué par notre chargement. Au fil de la discussion, Marine demande à cet homme, cycliste lui aussi, quel serait le plus bel itinéraire pour rejoindre Nyons.

– Passez par Villedieu puis Mirabel. C’est un détour mais cela vous épargne la départementale plus fréquentée.

Après avoir échappé de justesse à deux chiens qui voulaient jouer à « croque-fesses », nous passons dans Nyons, et rebasculons rive gauche sur une piste peu fréquentée où nous aurons des chances de trouver un endroit pour la tente. Un peu avant dix-sept heures, nous sommes dans un méandre de la rivière aux galets blancs, sur une petite plage de pêche.

30 Novembre. Nous nous précipitons vers le village des Pilles où nous découvrons une belle halle communale au soleil. Une bibliothèque libre, quelques bancs, une petite scène : on imagine le lieu bien vivant l’été. C’est l’endroit parfait pour nous réchauffer après une nuit aux températures négatives. La condensation avait gelé sur le double-toit, à tel point que l’on a plié la toile comme du carton. Le soleil envahit maintenant toute la surface de la halle, et nous apercevons les premiers habitants, à pied, à vélo. Un des cyclistes s’arrête discuter, et ne tarde pas à nous offrir une boisson chaude chez lui au bout de la rue. Nous passons une bonne heure en sa compagnie et celle de sa femme ; à échanger sur notre voyage, sur ce village singulier, et à parler de dessin aussi. Tous deux nous font découvrir le travail du dessinateur et graveur François Cayol, auteur de carnets de voyage remplis de paysages et d’oiseaux. En parcourant son œuvre, nous regrettons de ne pas avoir sorti plus souvent nos crayons pendant notre aventure. On fera mieux la prochaine fois !

Pause déjeuner à Sahune sur une place déserte où vient s’installer un café ambulant de l’évêché.

– Nous sillonnons la région pour créer du lien entre les gens après le traumatisme des confinements. Nous expliquent les deux cafetiers missionnaires.

– Nous, après cet épisode, on a eu besoin d’un bon bol d’air, et on est allés le prendre à vélo.

Malgré leur sympathie, nous refusons poliment le thé qu’il nous offrent par crainte d’ouvrir une brèche au discours prosélyte -qui est tout de même la raison pour laquelle ils se sont rendus dans ce coin dépeuplé de la Drôme. Ils auraient perdu leur temps. L’église manque peut-être de fidèles, mais il ne faut pas compter sur nous. Notre credo, c’est les oiseaux ; et notre mission du jour, d’aller voir les vautours.

Ce que Gabriel ne sait pas encore, c’est que nous n’allons pas aller les observer depuis le fond de vallée, mais qu’il faudra grimper tout en haut du Rocher du Caire pour les voir voler à notre hauteur. Si nous pédalons correctement, on pourra sûrement les voir au coucher du soleil. Hélas, avec toutes les pauses de ce début de journée, on s’y prend un peu tard, et la côte du village de Saint-May est redoutable. On pousse les vélos dans la côte pendant de longs kilomètres, survolés par des Vautours fauves mais arrivons un peu tard en haut, car il sont déjà rentrés au dortoir.

– Non seulement on avait dit plus jamais de côtes raides, mais en plus il n’y a pas de vautours ?

Le plan de Marine a échoué, et elle croise les doigts pour qu’ils soient au rendez-vous le lendemain matin.

1er Décembre. Nous poussons les vélos jusqu’à la croix du Caire, pour prendre le petit déjeuner. Dix heures, et toujours pas grand-chose. La falaise que nous surplombons est pourtant passée au soleil, ils ne devraient pas tarder. Qu’est-ce qu’ils fabriquent là-dessous, ils sont aussi givrés que nous ce matin ?

Une heure plus tard, le spectacle des planeurs à plumes commence. Soufflés par l’air chaud, les premiers ont pris de l’hauteur et rejoignent les ascendances, leurs grands doigts noirs ouverts, maitrisant les virages à la perfection. La facilité avec laquelle ils jouent avec les mouvements de l’air, invisibles à nos yeux, est fascinante. Certains viennent glisser si près que l’on entend le sifflement des petites perturbations de l’air dans leur sillage.

Vautour fauve
Mésange huppée

Les vautours se sont dispersés et nous amorçons notre descente vers le prieuré de Bodon. Le temps de casser la croûte et faire sécher la tente, puis nous rejoignons Rémuzat dans le fond de vallée. Pas d’eau dans le village, les fontaines sont hors-gel, on va bien trouver une autre solution. Tiens, un chantier de rénovation de façade, alimenté en eau, parfait ! Le chef nous apprend qu’il fait moins six degrés quand ils commencent leur journée. Ça explique la toile de tente en carton des derniers bivouacs, en effet. Pour celui de ce soir, nous avons notre petite idée car nous somme en terrain connu. Nous prévoyons une petite étape jusqu’au plan d’eau du Pas de l’onde, une aire de baignade estivale où nous avions été témoins d’un drôle d’épisode. Un baigneur était sorti en panique de l’eau à la vue d’une couleuvre nageant, qui était en réalité une vipérine inoffensive. Il avait fini par lâcher ce qui nous fait encore bien rire aujourd’hui : « C’est à cause de ces écolos qu’il y a des conneries comme ça dans les lacs.»

Image d’archive

2 Décembre. Dernière étape du voyage ! Il fait zéro degré, alors autant pédaler pour se réchauffer dans le col de Prémol. Nous y faisons décoller un groupe de Grives litornes qui s’éloignent en poussant leur « tiatia » en vol. Le versant que nous venons de gravir était couvert de coings, espérons qu’il y en ait autant de l’autre côté, car dans la descente, on les portera volontiers.

Soudain, au détour d’un virage, la grande face bleutée du Glandasse enneigé se découpe sur le ciel gris. Quelle émotion de revoir cette grande muraille de calcaire après tant d’absence ! Bientôt Poyols, puis Luc, et après on connaît le chemin par cœur. Sika, le chat pot de colle, nous accueille sur les marches du perron et nous retrouvons nos voisins chez qui nous récupérons les clés, aussi naturellement que si l’on s’était absentés pour quelques jours.

– Vous avez pris des couleurs !

– Ah ça, on en a plein la tête et les yeux !

6 réflexions sur “27 – Cagnes-sur-Mer > Case départ (km 11483 – km 11930)”

  1. Ah, je me suis régalé et c’est toujours très très bien écrit. Je n’y connais pas grand chose en oiseau mais je me dis que c’est une motivation formidable pour voyager comme vous le faites. Ja mais vous ne pouvez trouver le temps long. C’est vrai,dommage de ne pas avoir sorti papier et crayons…la prochaine fois.
    Quant à moi, c’est promis, dans une autre vie je m’intéresserai aux oiseaux. Et je pense qu’il y aura une assistance électrique alimentée par les panneaux solaires de la remorque caravane LOL
    A bientôt pour votre voyage vers le Portugal 😃😃😃😃

    1. Merci de faire partie de l’aventure Christian ! Tes encouragements tout au long du voyage ont été appréciés. Plus que quelques jours avant le départ, le temps de faire quelques calages sur les nouveaux vélos et nous serons en selle direction le Sud. Pas de tente givrée le matin, pas de glaçons dans les gourdes au réveil… On aura un peu plus chaud que l’année dernière ! Cette fois-ci plus d’excuse pour ne pas dessiner 🙂

  2. Bonjour. J’ai suivi le plus part de vous épisodes. Très intéressant pour ma passion de géographie. Je suis tombé sur votre « blog » par Hélène D, ma voisine. Je suis aussi d’origine suédois. Donc, j’ai beaucoup rigolé sur vous histoire de nord de Suède. Entre autre des « raggare ». En septembre, j’étais sur l’île de Gotland où j’ai pris des photos des oiseaux dans un port. Peut-être migrantes. Je ne connais rien en oiseaux mais c’était fascinant quand ils partaient du pirée. Je suivrai bien la suite vers Portugal.
    Staffan

    1. Hej Staffan ! Merci de suivre l’aventure cyclopithecus. Le printemps en Suède fait partie de nos épisodes favoris car c’est entre Göteborg et Sundsvall que nous avons vu arriver progressivement les oiseaux du Sud et commencé à les entendre chanter. Et sur le retour, la côte Sud Ouest autour de Varberg est extraordinaire…
      Gotland est une très belle destination pour les oiseaux, et pas très loin, à Ottenby, il y a une station ornithologique que nous aurions aimé visiter. Une prochaine fois ?
      Cette fois nous partons vers la péninsule ibérique, à contre-courant des cigognes et nous ferons une de nos toutes premières étapes à Alba autour du 20 Février.

  3. Je suis tombée sur votre site par hasard et j’ai passé tout le weekend à suivre votre voyage fascinant. J’ai appris beaucoup d’oiseaux 😉 et de votre façon de voyager ce qui m’a beaucoup plu 😊. Quelle aventure! Ça m’a beaucoup impressionnée comme vous restez toujours optimistes
    malgré les conditions hivernales et la pluie constante en Norvège 🙈. Et tous ces photos magnifiques!!!! J’ai aussi trouvé tant d’informations utiles car en Mai, ma sœur et moi, nous partons d’ici (Allemagne, près de Cologne) vers le Cap Nord – avec nos vélos électriques (oui, je sais que ce n’est pas la même chose mais nous sommes deux vieilles quinquagénaires qui ne sont plus tellement sportives 😉). Nous quittons nos familles et travail pour 4 mois afin de réaliser un de nos rêves… A cause de la nécessité de trouver des bornes de recharge nous serons plus limitées que vous et devons nous installer plutôt sur les campings que bivouaquer comme vous, mais votre voyage reste quand même une grande inspiration! Merci de l’avoir partagé tellement en détail!!! Je suivrai certainement vos prochaines aventures! Merci et bon voyage! Heike

    1. Merci pour ton message Heike ! Nous sommes vraiment touchés que tu aies pris le temps de lire l’aventure en détail, et aussi de nous écrire. Nous sommes heureux de pouvoir inspirer d’autres voyageurs à vélo, c’est une des raisons pour lesquelles nous partageons notre récit. Vous allez découvrir la joie de l’itinérance et la scandinavie que nous avons tant aimée. Nous vous souhaitons un très beau voyage et une météo sans trop de pluie !!

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